jeudi 24 novembre 2016

Des juges bien renseignés et qui mènent souvent la danse

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Dans la Loi sur le tabac d’avril 1997, à la fin d’une partie du texte relative à ce qui doit être mentionné sur un paquet de cigarette, on peut lire le paragraphe suivant:
16. La présente partie n’a pas pour effet de libérer le fabricant ou le détaillant de toute obligation — qu’il peut avoir, au titre de toute règle de droit, notamment aux termes d’une loi fédérale ou provinciale — d’avertir les consommateurs des dangers pour la santé et des effets sur celle-ci liés à l’usage du produit et à ses émissions.
Dans la Loi réglementant les produits du tabac de 1988, à la fin d’une disposition similaire à celle de la loi de 1997, on pouvait déjà lire le paragraphe suivant :
9(3) Le présent article n’a pas pour effet de libérer le négociant de toute obligation qu’il aurait, aux termes d’une loi fédérale ou provinciale ou en common law, d’avertir les acheteurs de produits du tabac des effets de ceux-ci sur la santé.
Devant un juge de la Cour du Québec dans une salle d'audience du palais de justice de Rimouski en 1997, face à un homme du marketing d'Imperial Tobacco Canada qui prétendait que le gouvernement fédéral et les cigarettiers avaient une entente ayant pour effet d'empêcher ces derniers de dire quoi que ce soit en matière de santé, l'avocat de Cécilia Létourneau aurait pu citer ces articles de la législation fédérale canadienne. Sauf que la vérité est que Mme Létourneau n'avait pas d'avocat à ce moment. C'est devant la section des petites créances de la Cour du Québec, où les justiciables s'adressent directement au juge, que Mme Létourneau réclamait à Imperial le remboursement de ses timbres transdermiques de nicotine médicinale.

Mercredi, pendant la plaidoirie du procureur d'Imperial Mahmud Jamal, la juge Marie-France Bich de la Cour d'appel du Québec a mentionné l'article 16 de la loi canadienne cité plus haut. La juge Bich et les quatre autres membres du tribunal pourraient avoir connu les dispositions de la législation du tabac avant même d'être appelés un jour à travailler comme juristes, comme professeurs de droit ou comme juges sur des causes relatives au tabac.

On peut cependant penser que si ce n'était pas le cas, les avocats des recours collectifs de fumeurs n'ont pas manqué de les éclairer, par le truchement de leur mémoire écrit.

C'est très gentiment que la juge Bich a brièvement interrompu l'avocat d'Imperial Mahmud Jamal pour lui mentionner l'article de loi en question, comme pour le prévenir avant qu'il perde du temps sur des développements sans issue dans sa plaidoirie. Me Jamal était alors en train d'expliquer qu'il n'y a pas de faute à s'abstenir de prévenir de danger des personnes déjà prévenues (par les mises en garde sanitaires apposées sur les paquets de cigarettes). Comme avant lui les avocats de Rothmans, Benson & Hedges et de JTI-Macdonald, Me Jamal a été obligé de tirer le meilleur profit possible des multiples interventions des juges, en les en remerciant, au lieu de continuer tranquillement son examen de la jurisprudence et son cours de droit.

Comme si l'abondante jurisprudence soumise par les avocats depuis trois jours ne suffisait pas, la Cour a de son côté balancé à la figure du parterre de juristes (et sur les écrans de la salle) un passage d'un arrêt de 2012 de la Cour suprême du Canada rédigé par la juge en chef Beverley McLachlin:
[44]  Cela ne signifie pas que de nouvelles situations ne soulèveront pas de nouvelles questions.  Par exemple, je reporte à une autre occasion l’examen de la situation susceptible de se produire lorsque de nombreux demandeurs engagent une action en dommages‑intérêts pour exposition à des agents toxiques et où, bien qu’il soit statistiquement démontré que les actes du défendeur ont causé préjudice à certains membres du groupe, il est par ailleurs impossible de déterminer quels sont ces membres. 
Le tout était assorti d'une interrogation du juge Kasirer sur l'allure qu'aurait l'issue du présent procès s'il avérait que la cause d'une maladie chez chacun des fumeurs atteints était impossible à déterminer.

En fait, la journée de mercredi, avant même que Me Jamal ouvre la bouche pour continuer sa plaidoirie, s'était ouverte sur un vœu de la Cour d'appel d'être éclairée sur les conséquences de l'adoption de la logique proposée par les procureurs des cigarettiers. En substance, le juge Kasirer s'est demandé à haute voix si l'adoption d'une telle orientation n'aurait pas pour conséquence de transformer un recours collectif en plusieurs centaines de milliers de procès d'un fumeur, un par un, contre un cigarettier ou un groupe de cigarettiers ?

Beaucoup plus tard dans la plaidoirie du procureur d'Imperial, alors que ce dernier faisait valoir que les pénalités décidées par le juge Riordan en raison de violations « techniques » de la Loi sur la protection du consommateur (LPC) étaient inappropriées compte tenu de l'absence d'intention de nuire des fabricants, le juge Kasirer a demandé si ce serait une violation purement « technique » de la LPC d'alimenter une controverse scientifique afin de maintenir un doute la nocivité du tabagisme pour la santé.

Après Me Jamal, un autre procureur de cette compagnie, Craig Lockwood, a pris la parole. Me Lockwood a participé à la défense de son client devant le juge de première instance. L'avocat s'est longuement employé à démontrer que le juge Riordan avait trop souvent fait fi, en tout ou en partie, des témoignages des experts appelés à la barre par les cigarettiers, notamment les historiens David Flaherty et Jacques Lacoursière, ainsi que l'expert en sondages d'opinion Raymond Duch.

S'appuyant pour sa part sur ces témoignages versés au dossier de la preuve en 2013, Me Lockwood a contesté les dates retenues par le juge Riordan, qui sont plutôt celles de l'historien de la cigarette Robert Proctor, un autre témoin expert et un homme à qui l'industrie a souvent reproché de ne pas connaître le Canada et son industrie du tabac. Aux yeux d'Imperial, la masse de la population savait vers 1960 que la consommation de tabac engendre la dépendance et constitue un danger pour la santé. La juge Bich a mis à l'épreuve la capacité de dialogue de Me Lockwood en lui demandant s'il ne fallait pas faire une distinction entre le savoir (awareness) et la compréhension (understanding), en une époque, autour de 1960, où une minorité de la population avait fini des études secondaires. La juge en est même venue à prononcer le mot sacrilège des avocats de l'industrie, le mot croyance (belief).

Après Me Lockwood, le procureur de JTI-Macdonald François Grondin est venu au lutrin pour expliquer ce que son client considère comme une autre erreur commise par l'honorable Brian Riordan dans son jugement. En substance, Me Grondin a déploré devant la Cour d'appel que le juge Riordan ait décidé d'imposer des pénalités à JTI-Macdonald, en rapport avec les agissements passées d'une autre compagnie, Macdonald Tobacco Inc (MTI), dissoute en 1983. En 1974, le cigarettier américain RJ Reynolds a pris le contrôle de MTI et procédé à une réorganisation administrative en 1978, laquelle incluait notamment le déménagement du siège social de Montréal à Toronto. Les actifs de MTI, notamment des marques de commerce comme Export A, ont été repris par la compagnie RJR-Macdonald (qui allait devenir plus tard JTI-Macdonald). Le contrat entre les deux entités ne prévoyait cependant pas que RJR-Macdonald Inc écope un jour de pénalités pour des agissements reprochés à MTI dans une décision de justice. Une autre réorganisation, faite au 21e siècle dans les possessions de Japan Tobacco, avait essentiellement pour but de minimiser les impôts à payer au Canada, et non pas, comme le pense le juge Riordan, de faire échapper JTI-M à de possibles obligations de verser des dédommagements à des victimes du tabac. Me Grondin a expliqué comment la situation particulière de JTI-Macdonald, en rapport avec sa capacité éventuelle de payer les dédommagements et peines imposés par le juge Riordan, a poussé ce dernier à confier cette question à un autre juge de la Cour supérieure du Québec. L'affaire a été traitée par le juge Robert Mongeon. (voir notamment notre édition du 23 mai 2014 qui contient des hyperliens pertinents).