mardi 22 novembre 2016

Des gens fument et se rendent malades, mais rien ne prouve que nous les avons fait fumer, disent JTIM et RBH

Vendredi dernier, cela faisait 18 ans que le Conseil québécois sur le tabac et la santé est allé au-delà de son œuvre éducative pour s’en prendre directement à ce qui est maintenant perçu comme le vecteur insensible et intéressé de l’épidémie de tabagisme, l’industrie du tabac, et à lui réclamer un dédommagement pour les fumeurs atteints d'un cancer au poumon ou à la gorge ou d'emphysème. Le recours collectif des personnes dépendantes du tabac avait pour sa part commencé un mois et demi plus tôt.

18 ans et plusieurs décès plus tard…
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Lundi, c'est donc une certaine ambiance d'éternel recommencement mêlée de lassitude ou de détachement philosophique qui pouvait régner devant la Cour d'appel du Québec comme sur la ville de Montréal. La première chute de neige avait laissé sur les rues et les trottoirs de la cité ce qui est tantôt appelé sloche, slush, giboulée, ou même giboulache (Roger Lemelin), et dont chaque piéton s’approchant d’un édifice espère la liquéfaction prochaine sous l'effet d'un possible retour final de l'automne, en attendant la constance des températures hivernales.

Dans la salle d'audience, où le mélange des styles donne l'impression que le décorateur s'est moqué du bon goût des contribuables, votre serviteur pouvait entre autres observer quantité de visages connus mais plus graves que de coutume, des juges sans indulgence pour les simplifications rhétoriques, une argumentation dégageant un parfum de déjà-vu ou de déjà-entendu, tout de même ponctuée d'une jurisprudence mise à jour, davantage de banquettes vacantes après la première pause, et le murmure occasionnel d'une traductrice-interprète, pour les courts moments où la langue de Louis-Hippolyte Lafontaine manifestait son existence.

Les avocats Guy Pratte et Simon Potter, procureurs respectifs des compagnies JTI-Macdonald (JTIM) et Rothmans, Benson & Hedges (RBH), ont inauguré la plaidoirie de l'industrie du tabac en faveur d'une cassation du jugement de la Cour supérieure du Québec rendu par l'honorable Brian Riordan en juin 2015, plaidoirie qui se poursuivra aujourd’hui.

Fondamentalement, Me Pratte et Me Potter ont reproché au juge de première instance d’avoir trop présumé, de s’être trop fié à son apparent bon sens et de ne pas avoir exigé assez de preuves de la part des demandeurs au procès.

Au cœur de leur argumentation se trouve aussi l’idée que si on ne peut pas prouver qu’un fumeur fume par la faute d'un cigarettier, on ne peut pas non plus prouver que des masses gens rendus malades par le tabagisme fument à cause des agissements des cigarettiers.

Me Pratte a souligné que l’application des lois actuelles et particulièrement l’imposition de mises en garde sanitaires sur les emballages de produits du tabac n’empêche pas le tabagisme de prévaloir encore chez près de 20 % des Québécois (de 12 ans et plus).

Aux yeux de l’avocat de JTIM, il importe aussi que le tribunal d’appel décide si le juge Riordan a eu raison ou tort de se fier à la méthode de l'épidémiologue Jack Siemiatycki pour calculer la proportion des personnes atteintes d’un cancer au poumon ou à la gorge qui le sont à cause de leur tabagisme.

Utilisant les mêmes distinctions subtiles que Me Pratte entre causalité médicale et causalité comportementale, Me Potter, dans une de ces comparaisons hardies qu’il affectionne, a entre autres a fait valoir que lorsqu’un chirurgien est accusé d’avoir insuffisamment renseigné son patient, la question pour un tribunal n’est pas de savoir s’il est utile ou pertinent d’être mieux renseigné mais de savoir si des renseignements plus abondants auraient changé la décision du patient d’autoriser ou non l’opération.

L’avocat de RBH a aussi déploré que le juge Riordan n'ait pas fait la moindre allusion dans son verdict au témoignage du « Prix Nobel d’économie » James Heckman, et ait manqué de suite dans les idées au sujet du témoignage de l’économiste Kip Viscusi. Ce dernier témoin expert aurait montré selon Me Potter que le public et les fumeurs surestiment le risque d’être atteint par le cancer du poumon. (En fait, selon les souvenirs de votre serviteur, l’expert Viscusi a plutôt montré que le public surestimait la prévalence du cancer du poumon, ce qui est différent du risque d’en être atteint quand on fume.) Reste néanmoins que Brian Riordan, au paragraphe 309 de son jugement, accepte la conclusion du professeur Viscusi que le public surestimait certains risques. Me Potter a donc profité de la brèche pour faire entrevoir que l’insuffisance présumée des mises en garde sanitaires est hors de cause dans l’épidémie de tabagisme.

Le doyen des avocats de l'industrie cigarettière a vilipendé le jugement Riordan d'il y a 18 mois parce qu'il rend les fabricants responsables de dommages qui pourraient être attribués statistiquement à leurs produits, sans égard à l'état de conscience du danger qui prévaut chez les consommateurs.

Les avocats des cigarettiers font face à cinq juges de la Cour d'appel qui ont déjà absorbé 340 pages de leur argumentation écrite et 224 pages de réplique des avocats des recours collectifs de fumeurs. Les juges Allan Hilton, Nicholas Kasirer et Yves-Marie Morissette ont souvent interrompu les plaideurs pour poser des questions et les « guider », ce qui a pour effet de rappeler à tous les membres du Barreau présents dans la salle l'idée sage qu'il faut savoir donner parfois ses arguments dans un ordre différent de ce qu'on pourrait avoir prévu, selon le caprice de la Cour...

Par les commentaires de certains juges, on peut imaginer que le tribunal, présidé par le juge Morissette, n'avalera pas facilement l'idée que l'apparition de mises en garde sanitaires sur les paquets a déchargé l'industrie du tabac de toute faute. Lundi, des juges ont fait allusion à la publicité, ainsi qu'à des échanges passées entre certains cadres de l'industrie au sujet de l'acceptabilité sociale du tabagisme et de la manière d'enrayer le recul du tabagisme.

Bref, si les avocats de l'industrie espéraient ne parler que de règles de droit, ils n'ont peut-être pas frappé à une mauvaise porte, mais ils sont aussi tombés sur des magistrats qui, littéralement, connaissent le tabac.