jeudi 13 novembre 2014

247e jour - La preuve des demandeurs est insuffisante et la cause doit être rejetée, dit Imperial Tobacco Canada

Mercredi, au palais de justice de Montréal, le plus important cigarettier du marché canadien a commencé à présenter sa défense dans le procès qui l'oppose, aux côtés de deux autres compagnies, à des victimes d'emphysème, d'un cancer ou de dépendance au tabac qui reprochent à l'industrie sa conduite irresponsable et trompeuse et lui réclament des dédommagements compensatoires et des dommages punitifs qui dépassent les 20 milliards $.

Me Deborah Glendinning
(photo extraite d'un vidéo-clip de
l'étude Osler Hoskin & Harcourt)
Pour livrer sa plaidoirie finale dans le procès, Imperial Tobacco Canada (ITCL) a envoyé devant le lutrin Me Deborah Glendinning, qui a été suivie de Me Suzanne Côté, laquelle sera suivie de Me Craig Lockwood vendredi.

En octobre, Me Côté avait déclaré que la compagnie allait retrancher de ses présentations ce qu'avaient déjà plaidé Me Simon Potter et Me Guy Pratte, respectivement pour le compte de Rothmans, Benson & Hedges et de JTI-Macdonald, et qui valait pour la défense d'ITCL.

Malgré cela, la journée d'hier pourrait avoir donné aux auditeurs réguliers de la salle d'audience une forte impression de déjà-vu. Cela pourrait aussi donner une impression identique au juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, qui a lu les argumentations écrites qui précèdent et accompagnent les présentations orales. Bon prince, le juge Riordan n'a rien révélé, mais il lui est arrivé de prévenir gentiment les avocates de ne pas se donner la peine de lire en entier certains extraits de texte qui apparaissaient sur les écrans de la salle 17.09, et qu'il pouvait lire. Ou relire.

Comme lors des plaidoiries des autres compagnies de tabac, il y avait dans la salle des avocats de compagnies apparentés financièrement ou qui connaissent l'une des deux avocates et viennent écouter la présentation, sauf que cet auditoire n'est pas le même pour chaque compagnie défenderesse.

Il y avait aussi dans l'auditoire des avocats de gouvernements provinciaux canadiens, lesquels ont entamé contre le même trio de compagnies et contre leurs maisons-mères à l'étranger des actions en recouvrement du coût des soins de santé liés à l'usage du tabac.


Robert Proctor et sa partialité

Comme les deux autres compagnies de tabac, ITCL estime que pour justifier les réclamations des demandeurs, ceux-ci doivent se plier aux règles ordinaires de la preuve en matière de litige, ce que la partie demanderesse n'a pas fait. Il faut notamment établir que la faute des compagnies a effectivement causé un préjudice à chacun des membres des recours collectifs.

Dans son survol des questions qu'aborderont ses collègues Côté et Lockwood, Me Glendinning a choisi d'illustrer la faiblesse de la preuve en demande en parlant notamment du témoignage de novembre 2012 de l'expert en histoire de la cigarette Robert Proctor. L'avocate accuse de partialité le professeur d'histoire à l'Université Stanford, en Californie, et aussi de méconnaître le Canada. Mercredi, Me Glendinning a cité des extraits du témoignage oral du professeur qui montrent ce qu'il pense des compagnies de tabac (rien de bon, comme chacun sait), et elle a voulu rappeler qu'il s'était déjà fait imposer des balises à son témoignage d'expert par le juge d'un tribunal de Floride.

Cette histoire était déjà connue depuis presque trois ans lors de la comparution du professeur Proctor devant le juge Riordan, mais à l'époque, les avocats d'Imperial n'ont pas adressé la parole une seule fois à ce témoin-expert des recours collectifs, ni lors des contre-interrogatoires préalables à sa qualification comme expert par le tribunal, ni lors des contre-interrogatoires sur le fond du dossier.

L'ironie, c'est que le juge Riordan a fini par demander mercredi à l'avocate si le rapport d'expertise de Proctor avait été accepté par le juge de Floride, et c'était le cas. Selon toute vraisemblance, l'attaque contre Proctor a donc fait chou blanc.


Cécilia Létourneau et la dépendance

Une autre personne à qui ITCL préfère régler son compte quand elle n'est pas là, c'est Cécilia Létourneau. Cette dernière est la représentante du recours collectif des personnes dépendantes du tabac. Durant presque toute la preuve en demande, en 2012-13, elle assistait aux auditions du procès. Votre serviteur l'a encore revue quelques fois dans la salle d'audience en 2014. Jamais un jugement de l'honorable Brian Riordan ou d'un autre tribunal n'est venu empêcher Imperial ou une autre compagnie de la faire comparaître à la barre des témoins, si la défense l'estimait nécessaire.

Mercredi, la défense d'ITCL a épluché le jugement de mars 1998 de l'honorable Gabriel De Pokomandy de la Cour du Québec qui concerne la réclamation individuelle que Mme Létourneau avait présenté à ITCL. La plaignante demandait en 1997 qu'on lui rembourse ses timbres transdermiques de nicotine. (C'est depuis 2000 que la Régie de l'assurance-maladie du Québec rembourse la nicotine médicinale aux fumeurs désireux d'utiliser ce moyen pour arrêter de fumer.)

Le juge De Pokomandy avait rejeté la requête de la dame de Rimouski, en mentionnant entre autres que de plus amples mises en garde de la compagnie concernant le caractère dépendogène de la cigarette n'auraient eu aucun effet sur son tabagisme, puisqu'elle avait reçu plusieurs avertissements de ce type. Mme Létourneau n'est pas allé en appel mais a choisi la voie du recours collectif.

Me Glendinning n'a pas prétendu que le jugement de 1998 liait le juge Riordan, mais elle aimerait bien que le juge de la Cour supérieure partage les conclusions de son confrère de la Cour du Québec, et rejette le point de vue exprimé par la partie demanderesse au paragraphe 86 de son argumentation écrite.

une mise en garde efficace selon les recours collectifs
(traduction du paragraphe 86 par l'auteur du blogue)

L'avocate d'ITCL n'accepte pas qu'on dise que le tabac ne sert à rien. Elle a notamment cité le rapport d'expertise du psychologue John Davies (page 19 de la pièce 21060 au dossier de la preuve), qui mentionne le fait d' « avoir l'air cool » comme un bénéfice socio-affectif qu'un fumeur peut concevoir. (John Davies est comparu devant le juge Riordan en janvier 2014).


Autres critiques de la démarche des demandeurs

L'avocate d'ITCL reproche aux recours collectifs de vouloir prouver des agissements de la compagnie à partir de pièces qui sont au dossier de la preuve parce qu'elles sont authentiques, et non parce que leur contenu est probant.

Me Glendinning s'est aussi plaint que les demandeurs n'aient pas profité de la présence de certains témoins de la défense, entre autres Graham Read, Wolfgang Hirtle et James Sinclair, pour leur faire parler un peu ou en détail de certains documents.

L'avocate déplore également le caractère abusivement sélectif des extraits de textes tirés de ces documents. Elle fait valoir que l'extrait cité d'un manuscrit (pièce 266) de Bob Bexon, à propos de la dépendance sans laquelle la compagnie ne vendrait aucune cigarette, ne représente pas la pensée de celui qui était alors un marketeur d'Imperial et en devint plus tard la président. La procureure d'ITCL a aussi mis en évidence une contradiction entre le témoignage oral du chimiste Andrew Porter et ce qu'en retiennent les demandeurs dans leur argumentation écrite.

Me Glendinning rejette l'idée d'une destruction de rapports de recherche scientifique chez Imperial à Montréal au début des années 1990. Elle fait valoir que les documents sont disponibles à qui veut les consulter. Elle déplore que la partie demanderesse n'ait pas parlé de ces documents avec le témoin Graham Read (conseiller scientifique en chef de British American Tobacco). Le juge Riordan a souligné que plusieurs des rapports scientifiques enregistrés en preuve l'avaient été pour preuve qu'une destruction a eu lieu et non pas pour la véracité de leur contenu.

Le juge Riordan fait aussi une distinction entre une divulgation à la suite d'une ordonnance judiciaire ou d'une entente à l'amiable entre des justiciables, et d'autre part une publication volontaire dans une revue scientifique. Me Glendinning a déclaré qu'un certain nombre d'études scientifiques des chercheurs d'Imperial ont été publiées. Elle n'a cependant pas pris le temps d'en donner un seul exemple. (Un hirondelle ne fait pas le printemps mais ce nombre est tout de même supérieur à zéro, selon le souvenir qu'a votre serviteur de témoignages durant ce procès.)

Me Glendinning a aussi déploré que les demandeurs tentent de discréditer certains scientifiques en mettant en lumière le financement de leur recherche par l'industrie du tabac. L'avocate a notamment énuméré les distinctions reçues par le Dr James Hogg et le Dr Hans Selye.

Hogg et Selye sont membres du Temple canadien de la renommée médicale. Ce titre perd cependant de son lustre quand Me Glendinning mentionne aussi que l'avocat Marc Lalonde, qui n'a jamais été un chercheur en médecine, fait aussi partie de ce panthéon, pour son rôle comme ministre fédéral de la Santé en 1972-77.

L'avocate mentionnait ce petit fait parmi d'autres pour faire valoir la crédibilité et la bonne réputation de témoins de la défense que les recours collectifs ont semblé prendre de haut. Cependant, pour Lalonde comme pour le chimiste Albert Liston, ancien sous-ministre adjoint à Santé Canada, l'avocate d'ITCL a omis de mentionner que les deux hommes ont été, après leur passage à Santé Canada, le premier lobbyiste d'une compagnie d'articles de mode qui perpétue le nom d'une marque de cigarette, lors des discussions précédant l'adoption par le Parlement fédéral de la Loi sur le tabac en 1997, et le second un consultant de l'industrie cigarettière entre 1994 et 2005.

Lors de la comparution devant le tribunal de l'économiste James Heckman, en avril 2014, Me Glendinning s'était louablement abstenu d'employer l'expression « prix Nobel d'économie » pour parler du prix de sciences économiques de la Banque de Suède en mémoire de Nobel, que le testament d'Alfred Nobel n'a jamais eu pour but de créer. Mercredi, ce scrupule ou cette attention au petit détail a abandonné l'avocate. Elle a par contre remarqué que les demandeurs, dans leur argumentation écrite de 610 pages, avaient désigné une pièce au dossier sous le nom « Exhibit 305 » au lieu de « Exhibit 305-2m ». (Le 2m signifie: admis en preuve en vertu d'un jugement de Brian Riordan rendu le 2 mai 2012.)


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La plaidoirie de Me Suzanne Côté, commencée mercredi, se poursuit aujourd'hui. Son contenu sera relatée dans notre prochaine édition.