lundi 24 novembre 2014

251e jour - Si le jugement final ne contient pas de condamnation à payer des pénalités, la presse risque d'en apprendre peu sur les finances du tabac

Pour déterminer et justifier publiquement le montant d'une possible condamnation d'Imperial Tobacco Canada (ITCL), de Rothmans, Benson & Hedges (RBH) et de JTI-Macdonald (JTI-M) à payer aux victimes du tabagisme des dommages punitifs en rapport avec une conduite répréhensible durant la période de 1950 à 1998, de quels renseignements financiers devrait disposer l'honorable J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec ?

L'article 1621 du Code civil du Québec stipule ce qui suit:
1621. Lorsque la loi prévoit l'attribution de dommages-intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive.
Ils s'apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l'étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers.
1991, c. 64, a. 1621.
Soit, et cela nous ramène à la première question.

Vendredi, dans la salle d'audience 17.09 du palais de justice de Montréal, deux des compagnies de tabac (RBH et JTI-M) et la partie demanderesse au procès ont soumis au juge Riordan, pour obtenir son approbation, deux ententes qui visent à donner au juge les renseignements financiers dont il a besoin pour rendre un jugement tout en assurant le maximum de confidentialité à la comptabilité des compagnies.

Comme nous en faisions état dans notre édition relative au 47e jour d'audition, en juin 2012, les trois cigarettiers dans le procès actuel sont des compagnies privées, c'est-à-dire qu'elles ne font pas appel à l'épargne du public et ne sont pas obligées, en temps normal, de rendre publics leurs états financiers. ITCL, RBH et JTI-M appartiennent à 100 % à des compagnies multinationales : British American Tobacco (BAT), Philip Morris International (PMI) et Japan Tobacco (JT). Ces compagnies, elles, sont inscrites sur le marché boursier de Londres, de New York ou de Tokyo, et doivent publier des états financiers, et cela non seulement à chaque année, mais à tous les trimestres.

(Avant l'automne 2009, du temps où RBH appartenait à PMI et aussi à une compagnie canadienne, Rothmans Inc, et que cette dernière était cotée à la Bourse de Toronto, les observateurs de l'industrie du tabac au Canada pouvaient consulter des états financiers qui révélaient certains aspects du marché canadien en évolution. Désormais, trouver des renseignements substantiels à propos du marché canadien dans les rapports des multinationales PMI, BAT et JT est comme de trouver une aiguille dans une botte de foin. Ne serait-ce que pour connaître le nombre de cigarettes vendues au pays, le public est contraint d'attendre les compilations de Santé Canada, qui consacre peu de ressources à la production de cette donnée.)

En gros, vendredi dernier, tant le procureur André Lespérance des recours collectifs que les procureurs Pierre-Jérôme Bouchard de RBH et François Grondin de JTI-M ont fait valoir que ce n'est pas seulement dans l'intérêt privé mais aussi dans l'intérêt public que les états financiers des compagnies privées demeurent confidentiels. Le compromis négocié en est donc un entre ce principe de liberté des affaires dans notre système économique et un autre principe, celui de la transparence des débats judiciaires.

Si le but n'avait été que d'accommoder une préférence pour le secret comptable de la part de compagnies en concurrence les unes avec les autres, il n'y aurait pas eu de compromis, a souligné Me Lespérance. Le juge aurait eu un autre débat à trancher.

Il était un peu troublant de constater que l'utilité du secret comptable est invoqué dans le contexte d'un marché concurrentiel, alors qu'en économique, un marché est d'autant plus concurrentiel que l'information y circule librement. Le marché de la cigarette est plutôt ce que les économistes appellent un oligopole, où les entreprises misent énormément sur la différenciation perceptive de leurs produits (par ailleurs très similaires). Dès lors, les dossiers du marketing sont très révélateurs et un matériel hyper-stratégique. Il faut croire qu'un bilan ou un état des résultats serait aussi bavard.

Me Pierre-Jérôme Bouchard
Dans le cas de la compagnie RBH, l'entente avec les recours collectifs prévoit que des renseignements essentiels au juge (qui ne sont pas la totalité des états financiers) deviendraient publics si le juge Riordan décide effectivement de condamner la compagnie à payer des dommages punitifs. Dans le cas contraire, puisque le magistrat n'aurait pas de montant à justifier, les renseignements comptables demeureraient confidentiels.

L'entente entre la compagnie JTI-M et les recours collectifs suppose la transmission au juge Riordan d'une quantité plus appréciable de renseignements financiers, puisque la comptabilité de la compagnie est justement une matière litigieuse. La compagnie veut qu'on tienne compte des impôts à payer dans le calcul d'une possible pénalité. Rappelons que les recours collectifs ont déjà demandé à la Cour supérieure du Québec (juge Robert Mongeon), en vain, une ordonnance de sauvegarde pour s'assurer que JTI-M ne fasse pas disparaître ses profits dans des compagnies de paille du groupe Japan Tobacco, ce qui l'empêcherait de payer quoi que ce soit en cas de condamnation au Canada. Cependant, si le juge Riordan décidait de ne pas condamner JTI-M à payer des dommages punitifs, tout demeurerait confidentiel, comme pour RBH. Certains chercheurs en santé publique trouveraient sûrement cela dommage.
Me François Grondin

Me Grondin n'a pas manqué de souligner au juge la valeur d'une entente entre des parties en litige en comparaison de la valeur et de la durabilité d'un jugement de tribunal. Aux derniers kilomètres d'un long procès que le juge aimerait bien terminer dans quelques semaines, il est bien possible que cet appel à considérer ce qui est raisonnable plutôt qu'idéal pèse lourd.

Vendredi, il n'y avait pas encore d'entente de la partie demanderesse avec Imperial Tobacco Canada. Me Suzanne Côté, malgré une infection de la gorge qui la privait de sa voix habituelle, mais avec une argumentation aussi solide que d'habitude, du moins en apparence, a exprimé l'opposition de la compagnie à ce que les moindres renseignements financiers transpirent. Elle a demandé au juge de pencher en ce sens, plutôt que d'imposer à Imperial ce à quoi les deux autres compagnies ont consenti.

À l'inverse, si on suit la logique de Me Lespérance des recours collectifs, on ne peut pas traiter Imperial différemment de ses concurrentes, sous peine de biaiser un peu le jeu en sa faveur.

On aura compris, à entendre tous ces brillants juristes plaider, que le juge a le dernier mot sur toute cette question de la confidentialité. Encore ne voudra-t-il peut-être pas remettre en question le secret comptable, même et surtout s'il « cogne fort », comme le lui demandait le mois dernier le procureur Gordon Kugler des recours collectifs.

Dans un premier temps vendredi, l'honorable J. Brian Riordan a paru vouloir qu'on lui transmette le moins de données financières possible si c'est pour l'obliger ensuite à en garder secret une partie ou la totalité au terme du processus judiciaire. Dans un second temps, et à mesure qu'avançaient les débats, le magistrat a cependant paru de moins en moins à l'aise avec l'idée de confidentialité, comme s'il voulait, par exemple, s'assurer que les tribunaux d'appel (qui ont de fortes chances de se pencher un jour sur son jugement final) voient bien le fondement de sa possible décision future.

Si le juge devait rejeter les ententes de confidentialité, ce ne serait pas la première fois qu'il frustre les recours collectifs en rejetant une entente à l'amiable conclue avec une autre partie.

À l'été 2011, avant le début du procès en tant que tel, le juge Riordan avait refusé d'endosser une entente entre les recours collectifs et la Couronne fédérale, qui aurait libéré cette dernière de son rôle de co-défenderesse dans le procès, un rôle qui lui avait été attribué grâce aux manœuvres procédurales de l'industrie. En fin de compte, c'est la Cour d'appel du Québec, plus d'un an plus tard, qui a sorti le gouvernement fédéral canadien de ce mauvais procès, au motif qu'on ne peut pas, comme le faisaient les cigarettiers, le rendre responsable devant le pouvoir judiciaire de l'application d'une politique voulue par les pouvoirs législatif et exécutif, et que la chose avait déjà été jugée par la Cour suprême du Canada dans un autre litige impliquant l'industrie du tabac.

*

Il a aussi été question de nouveau de la prescription lors de l'audition de vendredi.

En début de matinée, Me Philippe Trudel a critiqué la façon que les avocats des compagnies ont de concevoir le délai de prescription. Il a notamment expliqué que la mise en place en 1994 sur les paquets de cigarettes de mises en garde concernant la dépendance n'avait pas pour effet légal de déclencher une sorte de compte à rebours. C'est le point de vue de l'industrie, mais pas plus qu'un point de vue. La preuve apportée par les recours collectifs établit l'existence, même après cette date, d'un défaut de bien informer le consommateur qui est manifeste de la part de l'industrie.


Le « sous-marin » refait surface et s'approche du port

Il reste trois ou quatre jours au procès, soient les 8, 11 et 12 et peut-être 15 décembre. Les juristes appellent cette dernière étape la supplique. La partie demanderesse sera autorisée de se livrer à une dernière série de mises au point et de répliques. Il n'est cependant pas clair si les défendeurs auront aussi une occasion de riposter.

Il faut certes que ce procès finisse un jour.

Vendredi, au moins deux avocates ont fait des sortes d'adieux au juge Riordan, parce qu'on les reverra pas devant le tribunal en décembre.

Depuis le 17 novembre, quand la présentation de la défense des cigarettiers s'est terminée, l'atmosphère au procès se charge de plus en plus d'un parfum de nostalgie, déjà. Le juge Riordan, qui avait souhaité en 2012 que les avocats restent toujours courtois les uns avec les autres, parce qu'ils allaient être dans ce procès, toutes parties confondues, comme un équipage de sous-marin, doit être ravi.

mercredi 19 novembre 2014

250e jour - Imperial dit que les demandeurs n'ont pas prouvé que ses annonces racolaient les adolescents

Lundi, Imperial Tobacco Canada (ITCL) a terminé de présenter sa défense dans le procès en responsabilité civile intenté contre elle et deux autres compagnies de tabac canadiennes par deux groupes de personnes atteintes de dépendance ou d'emphysème ou d'un cancer du poumon ou de la gorge qui reprochent aux trois cigarettiers leur comportement trompeur et irresponsable durant la période allant de 1950 à 1998.

Me Craig Lockwood
(photo extraite d'un vidéo-clip
du cabinet juridique Osler)
Me Craig Lockwood a terminé sa plaidoirie commencée vendredi avant de laisser le dernier mot à Me Deborah Glendinning.

Le procureur d'ITCL s'est particulièrement attardé à parler du marketing et de certaines incohérences de l'argumentation du camp adverse.


Pub « style de vie »

Me Lockwood a dit que l'industrie du tabac n'est pas la seule qui fasse ou qui ait fait usage de la publicité « style de vie » dans l'Histoire (c'est-à-dire de la publicité qui, au lieu de parler des qualités du produit, suggère au consommateur l'homme ou la femme qu'il pourrait être et qui, comme par hasard, semble consommer la marque de l'annonceur). Par conséquent, il n'y a pas lieu de reprocher la pratique de la publicité « style de vie » aux cigarettiers, d'autant que pendant des années, aucune loi n'a interdit cette pratique.

extrait du code d’auto-réglementation
de l'industrie canadienne du tabac
 version du 1er janvier 1972
L'honorable Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, qui instruit le procès, n'a pas été long avant de demander à l'avocat si le « code volontaire » de l'industrie canadienne du tabac (seule limitation en vigueur entre 1972 et 1989) ne désapprouvait pas le recours à pareilles techniques publicitaires. Me Lockwood a admis que ledit code incitait les cigarettiers à ne pas laisser entendre que l'usage d'une marque en particulier est indispensable au succès, notamment romantique. Mais interdire la publicité « style de vie », cela aurait été plus fondamental que ça, a grosso modo expliqué l'avocat d'ITCL.

Me Lockwood a montré au juge un mémorandum interne du ministère fédéral de la Santé datée de 1977 et qui montre qu'au moins un haut fonctionnaire doutait de la légitimité d'interdire à un fabricant, même de cigarettes, d'utiliser les meilleurs arguments en faveur de son produit. (pièce 20137.3 au dossier)

Comme le remarque Cynthia Callard dans la dernière édition de son blogue Eye on the trials, l'avocat d'ITCL semble avoir oublié qu'il y a aussi dans le dossier de la preuve une lettre datée de l'année d'avant où le ministre Marc Lalonde lui-même a demandé à l'industrie d'éliminer la publicité « style de vie ». (pièce 50001).


Des ados exposés collatéralement à la pub

Prenant le contrepied de la thèse soutenue en septembre par Me Philippe Trudel des recours collectifs (Ce n'est pas parce que c'est légal que c'est juste.), Craig Lockwood a tenté de convaincre le juge que « si ce n'est pas interdit textuellement par la loi, ce n'est pas condamnable ».

L'avocat d'ITCL avait préparé le terrain en soulignant qu'il n'y a pas eu de preuve scientifique que la publicité avait l'impact négatif (le recrutement de nouveaux fumeurs) que la partie demanderesse au procès lui prête. Cette dernière n'a pas montré où et combien de temps avait été diffusée telle ou telle annonce qu'elle a jeté sur les écrans de la salle d'audience depuis deux ans et demi. Le défenseur d'Imperial a aussi rappelé que les cigarettiers s'étaient eux-mêmes abstenu de faire de la publicité à la télévision après 1972, ce qui est un signe de bonne volonté.

Me Lockwood s'était aussi efforcé de fertiliser le terrain en soulignant qu'on ne peut pas sans tolérer l'exposition de certaines personnes d'âge mineur à la publicité des produits du tabac autoriser cette pub dans des médias imprimés dont seulement 75 % ou 85 % du lectorat est majeur.  C'est néanmoins ce que le législateur a autorisé (jusqu'à la loi actuelle pilotée par la ministre Aglukkaq de 2009).

L'avocat d'Imperial n'a pas mentionné que la Loi sur le tabac de 1997 a été votée après que la Loi réglementant les produits du tabac adoptée en 1988 ait été partiellement invalidée par la Cour suprême du Canada.

De toutes manières, le juge Riordan n'a pas mordu à l'hameçon, affichant plutôt ses doutes. On dirait qu'aux yeux du magistrat, si les (quatre puis trois) membres du Conseil canadien des fabricants de produits du tabac (CTMC) se sont donné un code d'honneur et de politiques internes qui interdisent le ciblage des jeunes dans les campagnes de marketing, il y a des raisons, et il ne peut pas en faire abstraction dans le présent procès.

Personne ne peut dire si le juge écrira dans son jugement final que la raison est la suivante: le code d'auto-réglementation se voulait une solution de remplacement à des normes qui auraient été dictées par l'État si le projet de loi de 1971 n'était pas mort au feuilleton parlementaire en 1972. L'industrie pouvait-elle se moquer de ce qu'elle a toujours présenté comme un contrat moral avec le gouvernement ?


Conspiration ? Mais non, voyons.

Me Lockwood a soutenu que le CTMC était autonome par rapport à ses membres et qu'il n'était pas non plus la première étape d'une conspiration mais une organisation ordinaire de défense des intérêts d'un secteur industriel, un groupement d'ailleurs souhaité par le gouvernement, qui voulait en 1963 avoir un interlocuteur plutôt que quatre.

Devant Me Guy Pratte en octobre, le juge Riordan avait laissé entendre qu'un fabricant ne peut pas se dissocier aujourd'hui des agissements du CTMC s'il ne l'a jamais fait du temps où cet organisme existait et agissait. À Me Lockwood, le magistrat a signalé qu'il lui importait peu de savoir qui est à l'origine du CTMC.

Me Lockwood a cherché à faire valoir la relative indépendance d'Imperial Tobacco Canada par rapport aux associations internationales dont faisait partie l'actionnaire de contrôle de la compagnie canadienne, le groupe mondial British American Tobacco de Londres. Cette fois-là encore, le juge n'a pas semblé vouloir manger de ce pain-là.

*

Me Deborah Glendinning est revenue une dernière fois au lutrin pour servir les très prévisibles conclusions de la défense d'ITCL.  Si certains avocats prennent parfois le Romain Cicéron comme modèle d'éloquence, Me Glendinning doit avoir pris son modèle chez un compatriote de Cicéron, Caton, qui terminait tous ses discours par cette objurgation: il faut détruire Carthage.

Il faut rejeter la requête des fumeurs et anciens fumeurs qui réclament des milliards de réparations aux cigarettiers: qui n'avait pas compris? Chose certaine, le juge n'est pas un esprit lent.

Cette façon de l'avocate de tonner, en parlant des fumeurs et anciens fumeurs: « We don't know anything about those people ! » (Nous ne savons rien au sujet de ces gens-là.) avait quelque chose de gênant et de dégoûtant. Tandis que les participants au procès se dispersaient, l'auteur du blogue a eu l'impression qu'il y avait plusieurs personnes dans la salle, y compris dans le camp des avocats de la défense, qui auraient préféré que le rideau ait été tiré après les dernières paroles de l'affable Craig Lockwood.


Coup d'oeil sur le corps professionnel engagé dans le procès

Me Lockwood et Me Glendinning, tout comme Me Suzanne Côté et tous les autres défenseurs d'Imperial Tobacco Canada sont issus du cabinet juridique Osler, Hoskin & Harcourt, et non pas Osler, Harkin & Harcourt, comme l'auteur du blogue l'a erronément écrit plusieurs fois au cours de la dernière année. À l'oral chez tous les avocats au procès présidé par le juge Riordan, et même sur le site internautique de la firme, ce nom longuet semble en voie de disparition au profit du nom d'Osler, tout court.

Si on excepte les avocats George Hendy, Allan Coleman et Neil Paris, qui n'ont fait que quelques apparitions circonstancielles devant le juge Brian Riordan depuis 2012, Me Lockwood est le seul homme qui a été durant le procès affecté constamment à la défense d'ITCL, dominée numériquement par des juristes de sexe féminin (Glendinning, Côté, Nancy Roberts, Valerie Dyer, Nathalie Grand'Pierre, Sonia Bjorkquist, Silvana Conte, Louise Touchette). Les avocates n'y sont pas seulement nombreuses, elles ont joué un rôle actif bien que parfois discret, plutôt qu'un rôle de figuration. ITCL est la seule compagnie de tabac a avoir déjà eu une femme à sa tête, Marie Polet, mais ce n'est peut-être qu'une coïncidence.

L'équipe de défense de Japan Tobacco International - Macdonald, qui provient des cabinets Borden Ladner Gervais et Irving Mitchell Kalichman, compte plus d'hommes (Guy Pratte, Doug Mitchell, François Grondin, Patrick Plante, Kevin LaRoche, Daniel Grodinsky) que de femmes (Catherine McKenzie, Kirsten Crain, Nancy El Sayegh). Me McKenzie, malgré qu'elle aborde à peine la quarantaine, est l'humble doyenne du groupe car elle n'en est pas à son premier long procès impliquant le cigarettier Macdonald. Elle avait participé aux côtés de Doug Mitchell à l'action judiciaire lancée par l'industrie du tabac contre le gouvernement fédéral canadien pour faire invalider de larges pans de la Loi sur le tabac de 1997 qui semblaient violer la liberté d'expression garantie par la Charte canadienne des droits et libertés. (La Cour suprême du Canada n'a pas été de cet avis. L'industrie n'a gagné qu'un peu de répit.)

L'équipe de défense de Rothmans, Benson & Hedges, issue presque exclusivement du cabinet juridique McCarthy Tétrault, semble plus massivement masculine (Simon Potter, Jean-François Lehoux, Pierre-Jérôme Bouchard, Adam Klevinas, Kristian Brabander, Michael Feder, Steven Sofer, Shaun Finn). L'avocate Emira Tufo a parfois assisté Simon Potter lors d'interrogatoires et d'un débat.

La petite équipe de procureurs de la partie demanderesse compte une seule femme, associée à tous les moments du procès et aux conciliabules stratégiques de son camp, Me Gabrielle Gagné, dont le juge Riordan n'a aucune chance d'avoir oublié la voix et la bonne humeur, régulièrement entendues, ou la correspondance électronique des derniers 32 mois, cumulativement des plus abondantes.

* *

Pour nos lecteurs que d'autres comparaisons intéressent, signalons que les deux tiers des juges à la Cour supérieure du Québec, tous districts confondus, sont des hommes.

Nos lecteurs de l'extérieur du Canada ne doivent cependant pas ignorer qu'il n'y a probablement aucun juge de la Cour supérieure du Québec dont la renommée actuelle auprès du grand public canadien approche celle de la juge France Charbonneau, qui a présidé, de mai 2012 jusqu'à la semaine dernière, une commission d'enquête sur l'octroi et la gestion des contrats publics dans l'industrie de la construction.

Le procès qui s'achève bientôt devant l'honorable J. Brian Riordan n'a jamais été filmé. Toutes les rares photos que vous en avez vues ont été prises hors de la salle d'audience.

* * *

Il y aura vendredi un débat sur le caractère confidentiel à donner ou non à certaines pièces au dossier de la preuve.

Les parties ont ensuite rendez-vous les 8, 11, 12 et 15 décembre. Le juge Riordan entendra alors les dernières mises au point et répliques des avocats des recours collectifs.

Le juge ne semble pas désespérer de mettre les avocats en vacances définitives du procès et de prendre la cause en délibéré avant Noël.

dimanche 16 novembre 2014

249e jour - Imperial fait valoir les efforts de ses chercheurs pour rendre les cigarettes moins nocives

Vendredi, au procès en responsabilité civile intenté par des groupes de fumeurs et anciens fumeurs contre les trois principaux cigarettiers du marché canadien, les avocats Deborah Glendinning et Craig Lockwood ont continué de présenter la défense d'Imperial Tobacco Canada (ITCL).

L'ensemble des faits examinés par les deux juristes est vaste et fort disparate. Il en est néanmoins ressorti, entre autres, que la compagnie n'a pas ménagé ses efforts pour développer une cigarette moins dommageable et moins dépendogène.

Hélas, les cigarettes à risque réduit des chercheurs de l'industrie n'ont pas été bien reçues par les fumeurs, comme les spécialistes du marketing d'ITCL et d'autres experts internes de l'industrie s'en doutaient. « Si personne ne va en fumer, cela ne va aider personne », a clamé Me Glendinning.

Selon sa vue rétrospective, l'industrie ne pouvait pas réduire à zéro la teneur en nicotine parce que cette drogue est en partie ce que cherchent les fumeurs. Il n'était pas davantage possible d'enlever beaucoup de goudron parce que c'est ce qui fait la saveur de la fumée. À ce sujet, Me Glendinning a notamment souligné le témoignage devant le juge Riordan du physiologiste Michael Dixon, un chercheur de British American Tobacco qui disait que la sensation laissée par le passage dans la gorge de la bouffée de fumée allait encore plus rapidement au cerveau que la nicotine absorbée au niveau des alvéoles pulmonaires. Les fumeurs aiment le goudron, et pas seulement la nicotine, et ce qui les oriente vers une marque ou une autre.

(Quant à savoir si cette sensation qui pourrait être celle d'une irritation est réellement agréable ou si elle ne fait que jouer le rôle du bruit de cloche qui faisait saliver le chien du Dr Pavlov, parce qu'elle précède de quelques secondes l'arrivée de la nicotine au cerveau, le témoin-expert Dixon n'avait pas été mandaté pour creuser la question, de toute évidence.)

Selon Me Glendinning, ITCL savait que la nicotine est importante pour la vente de cigarettes, mais la compagnie n'en a jamais ajouté à ses mélanges, ni manipulé le pH des cigarettes pour que les fumeurs en absorbent davantage. La teneur moyenne en nicotine de chaque cigarette a baissé sur la longue période, a fait valoir l'avocate, qui n'a pas précisé que plusieurs fumeurs avaient compensé en augmentant leur nombre de cigarettes consommées. (Dixon admettait le fait de la compensation, comme l'a mentionné l'avocate plus tard.)

Selon la défense d'ITCL, il est même arrivé que la compagnie ait dû diluer son mélange de tabac canadien avec du tabac importé (témoignage de Gaétan Duplessis, un ancien cadre d'ITCL), parce que le tabac cultivé au Canada l'était à partir de souches très riches en nicotine développées par les botanistes du gouvernement fédéral. Encore la faute du  gouvernement.

Ne se souciant pas de diminuer l'importance de cette anecdote, Me Glendinning a plus tard cité son cher Michael Dixon qui considère que le perçage de trous près du filtre est (une autre façon ?) « la seule façon de réduire la teneur en nicotine » de la cigarette.

L'avocate a aussi cherché à tourner en ridicule la vue de l'expert en histoire de la cigarette Robert Proctor qui croit que les filtres ne filtrent rien et sont une fraude, et de l'expert en marketing Richard Pollay, qui croit que l'efficacité des filtres, tous modèles confondues, n'a jamais été prouvé, mais souvent sous-entendue dans la publicité.

« Personne ne nous a jamais demandé de retirer les filtres », a dit Me Glendinning d'un air triomphant. Elle a ensuite cité le chimiste Andrew Porter (témoin au procès en 2012), qui dit que des filtres améliorés (par son équipe chez ITCL) avaient permis de réduire de beaucoup la teneur en goudron. Me Glendinning n'a pas spécifié si c'était sur des cigarettes commercialisées, et si l'abaissement des teneurs en goudron et en nicotine venait d'une réelle filtration ou simplement de la dilution de la fumée avec de l'air venant de perforations plus nombreuses sur les côtés du filtre.

La procureure d'ITCL a aussi écarté du revers de la main l'idée des recours collectifs que c'est une faute en soi de vendre un produit inutile et dangereux comme la cigarette.


We don't know, we don't know, we ...

Plus encore que mercredi, Me Glendinning s'est plaint de ce que la partie demanderesse au procès n'ait rien prouvé, et de ce qu'en dépit d'un long procès, « nous ne savons » rien. (Nous est censé inclure le juge et l'avocate.)

Le refrain d'une preuve insuffisante, que le juge se fait chanter par la défense des trois compagnies depuis le début d'octobre n'avait rien d'original.

L'une des principales innovations de vendredi était d'ajouter que « nous » ne savons pas bien ce qu'ont fumé les Québécois durant la période florissante de la contrebande au début des années 1990.

(En fait, les cigarettes de contrebande de l'époque étaient tout bonnement celles fabriquées par Imperial Tobacco Canada, Rothmans, Benson & Hedges et RJR-Macdonald, vendues dans des paquets identiques aux paquets taxées, et non pas des cigarettes usinées dans des réserves iroquoises et souvent vendues dans des sacs de plastique. L'implication des compagnies dans la contrebande a fait l'objet d'aveux de leur part dans le cadre d'ententes à l'amiable avec l'État en 2008 et 2010.)

La défense de l'industrie s'est toutefois arrangé en 2012 pour faire exclure du procès devant le juge Riordan tout examen des faits relatifs à la contrebande durant la grande période de 1950 à 1998. Me Glendinning espère-t-elle que le juge Riordan ignore que les cigarettes de contrebande du début des années 1990 étaient exactement identiques à celles qui étaient vendues taxées par le trio de cigarettiers?

Me Glendinning a aussi examiné des rapports du Surgeon General (1964, 1988) des États-Unis pour montrer un flottement ou du moins une certaine variété dans la terminologie et les tournures de phrase. Et comme si ce n'était pas l'industrie qui avait toujours cherché à fendre les cheveux en quatre, l'avocate réfute la thèse des recours collectifs, celle d'un déni scientifique de la part de l'industrie, et laisse maintenant entendre que cela ne fait pas de différence significative de dire que le tabagisme est une cause du cancer ou est un facteur de risque. Ouaou.


Tout le monde était au courant des dangers (remix)

Vendredi après-midi, Me Craig Lockwood a cité les rapports d'expertise des historiens Jacques Lacoursière et David Flaherty, ainsi que du politologue Raymond Duch, pour souligner que très peu de gens ignoraient que l'usage du tabac est dangereux.

L'avocat d'ITCL admet qu'un fabricant a la responsabilité d'informer des risques de l'usage de ses produits, mais pas l'obligation de s'assurer d'être bien compris ou d'être cru par le consommateur.

(Les mêmes sondages examinés par l'expert Duch, et d'autres examinés par l'expert Christian Bourque ont montré que plusieurs fumeurs croyaient que leur niveau de consommation les mettait à l'abri des conséquences, ou que les conséquences néfastes étaient moins probables que de « mourir d'un accident de la route ».)

Me Lockwood a suggéré qu'en 50 ans (1950-1998), les tentatives d'Imperial de banaliser le problème du tabagisme (ou de semer la controverse) n'étaient pas très nombreuses et qu'elles n'avaient guère eu de répercussions.

Qu'un cadre d'Imperial nie la relation de causalité tabagisme-cancer devant une association de confiseurs, ou qu'un bulletin de nouvelles pour le personnel fasse de même, ce n'est pas comme d'avoir de pareilles vues publiées dans le Globe and Mail, a fait valoir l'avocat.

article paru dans le quotidien
Montréal-Matin en mai 1969
(pièce 1543.1 au dossier)
(Le vénérable Globe and Mail est le plus respecté des quotidiens du Canada anglais.)

Me Lockwood n'a pas mentionné qu'il n'est pas seulement arrivé aux médias d'informer des méfaits du tabagisme, mais aussi de répercuter le déni mis en scène par de complaisants collaborateurs de l'industrie dotés de beaux titres scientifiques.

Me Lockwood s'est montré peu impressionné par les 17 prises de positions publiques que la partie demanderesse au procès reproche aux cadres d'Imperial, car cela a peu influencé le grand public.

Deux poids, deux mesures. Quelques heures plus tôt, Me Glendinning assimilait la transmission d'une étude scientifique d'une compagnie à un fonctionnaire et une façon de remplir son devoir d'informer le grand public.

*

Le juge Riordan, qui a paru par moment écoeuré d'écouter Me Glendinning, que son ton presque continuellement indigné et sa voix aigrelette et chevrotante n'aident assurément pas à gagner les coeurs, a retrouvé de l'allant avec la venue devant lui de Craig Lockwood, dont l'attitude générale est moins défensive et plus humble sans être basse.

Un moment donné, le magistrat a aidé l'avocat à éclaircir un passage de sa plaidoirie, mais à un autre moment, il a été impitoyable. Me Lockwood tentait à ce moment, peut-être sans avoir l'air d'y croire, de présenter Wayne Knox et Robert Bexon comme des marketeurs un peu excentriques qui tentaient de faire accepter leurs vues chez Imperial dans les années 1980. Le juge Riordan n'a pas manqué de rappeler que Bexon a fini président de la compagnie au 21e siècle...

Me Lockwood va poursuivre et vraisemblablement terminer sa plaidoirie demain (lundi).

**

Évolution de la teneur en nicotine
Canada, 1971-1995    (pièce 528)

Note du 27 décembre: certains documents enregistrés en preuve ont donné à penser (voir notre relation du 84e jour), au contraire de ce que la défense d'ITCL a prétendu la semaine dernière, que la teneur en nicotine de plusieurs marques très vendues a augmenté durant plusieurs années à l'intérieur de la période de 48 considérée dans le procès. Voir le diagramme ci-contre.

Bien qu'authentique, la pièce 528 a cependant une valeur probante douteuse s'il s'agit de soutenir une autre thèse, celle d'une industrie qui, lorsque les cigarettes à teneur abaissée en nicotine et en goudron sont devenues populaires sur le marché canadien, a vendu davantage de cigarettes à plusieurs de ses vieux clients justement parce qu'une masse de ceux-ci cherchaient à « compenser » la réduction de la dose de nicotine inhalée dans chaque cigarette.

La pièce 528 n'a pas été retenue par la partie demanderesse au procès dans son argumentation écrite finale.



vendredi 14 novembre 2014

248e jour - La réclamation collective des victimes du tabagisme aurait dû être présentée plus tôt pour ouvrir droit à un dédommagement, selon ITCL

Jeudi matin comme mercredi après-midi, le mot le plus souvent entendu dans la salle d'audience 17.09 du palais de justice de Montréal était le mot PRESCRIPTION.

Il ne s'agissait pas de l'ordonnance d'une cure ou d'un médicament par un professionnel de la santé mais plutôt du délai à l'expiration duquel s'éteint un droit ou une obligation, dans notre régime juridique.

Le 12 septembre 1994, en vertu de la nouvelle réglementation fédérale canadienne, laquelle découlait d'une application acceptée par la Cour suprême du Canada de la Loi réglementant les produits du tabac, les compagnies intimées dans le présent procès présidé par le juge Brian Riordan ont commencé à apposer sur chaque paquet de cigarettes l'une ou l'autre, en alternance, de huit mises en garde sanitaires rédigées par Santé Canada et qui lui étaient attribuées. Parmi les huit mises en garde, il s'en trouvait une au sujet de la dépendance et une autre au sujet du cancer du poumon.

Selon la défense d'Imperial Tobacco Canada, les Québécois et Québécoises qui ont commencé de fumer après le 30 septembre 1994 ne peuvent pas plaider qu'ils n'étaient pas prévenus.

Par contre, les personnes qui fumaient déjà en septembre 1994 pouvaient se plaindre.

Or, ce n'est qu'à la mi-septembre 1998 qu'ont commencé au Québec les premières démarches pour obtenir du système de justice la permission de lancer un recours collectif de personnes dépendantes du tabac contre les cigarettiers canadiens. Des démarches similaires ont été entreprises dès le mois suivant pour un recours collectif des personnes atteintes d'emphysème, ou d'un cancer du poumon ou de la gorge.

Trop tard dans les deux cas! Il aurait fallu agir avant le 30 septembre 1997 car le Code civil du Québec prévoit un délai de prescription de 3 ans pour une action en justice de ce genre, quand les règles habituelles des litiges s'appliquent.

schéma produit par la défense
de Rothmans, Benson & Hedges en octobre
et présenté ici dans sa variante Imperial

Conclusion: l'affaire est classée. Passons à autre chose, monsieur le juge.

Autre chose comme la Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et dommages-intérêts liés au tabac (LRCSS), adoptée par le Parlement du Québec en 2009 et qui suspend l'application d'un délai de prescription en matière d'usage du tabac afin de faciliter une poursuite du gouvernement au sujet de dépenses publiques qui peuvent remonter à 1970 (date de création du régime d'assurance-maladie).

La LRCSS, dont l'industrie prétend devant d'autres tribunaux qu'elle viole la Charte des droits et libertés de la personne, ne s'applique de toutes façons pas à la cause des recours collectifs qui est devant le juge Riordan, sinon on y trouverait une référence dans la loi, n'est-ce pas ?

Et paf. Abordons le sujet suivant, Mister Justice.
Me Suzanne Côté

Ce que vous venez de lire n'est qu'un pâle aperçu des thèses que l'avocate Suzanne Côté, qui défend Imperial Tobacco Canada (ITCL), a exposées depuis mercredi midi au juge Riordan.

Elle parle vite, Me Côté, presque aussi vite en anglais qu'en français, en sacrifiant souvent au passage, non pas la grammaire, mais les accents toniques et la prononciation des mots qui rendraient ses propos en anglais aussi agréables à entendre et aussi compréhensibles que ceux de la plupart des juristes anglophones dans le procès. Pendant ce temps, fidèle à son poste de régisseure du spectacle quand il est signé par ITCL, Me Nathalie Grand'Pierre faisait défiler sur les écrans de la salle d'audience des diapositives en appui visuel, diapos qui étaient autant de textes ou de schémas dont les blogueurs avaient rarement le temps d'enregistrer le contenu informationnel (date, auteur, substance), vu la cadence imposée par Me Côté.

Le résultat: une vaste revue de jurisprudence et de doctrine en une journée et demie. Les praticiens du droit dans le camp adverse, plus au courant de la jurisprudence et des lois, trouveront sûrement à redire sur le fond, lors d'une ultime période de réplique en décembre.

Par moment, votre serviteur se demandait si le droit tel qu'examiné par Me Côté s'oppose à ce point à ce qui paraît parfois le gros bon sens, par exemple sur la question de savoir si un magistrat peut ordonner l'exécution provisoire de son jugement durant les appels, y compris et surtout pour des dommages punitifs qu'il déciderait d'imposer. Peut-être qu'un juge de première instance n'a pas ce pouvoir en matière de dommages punitifs parce que, selon un arrêt de la Cour d'appel du Québec, cela handicaperait la capacité d'un justiciable puni de se payer une défense en appel. Mais dans ce cas, pourquoi les mêmes dollars dépensés pour obéir à une ordonnance de verser avant que les appels aient été jugés des dédommagements compensatoires n'aurait pas le même effet sur la capacité du justiciable de se défendre en appel ?

Mais impossible de réfléchir plus qu'une fraction de seconde, sauf quand la manipulation des lourds cahiers-anneaux était providentiellement ralentie, car l'énergique plaideuse était déjà en train d'aller ériger un autre barrage conceptuel contre la démarche des recours collectifs. Elle a fait cela sur tous les fronts, dirait-on : notion de prescription, obligations pré-contractuelles d'informer, règles de la preuve en matière de causalité, légalité d'une condamnation à verser des dommages punitifs, légalité d'une ordonnance d'exécution provisoire d'un jugement, légalité d'une ordonnance de recouvrement collectif plutôt qu'individuel des dédommagements décidés, etc.

Assurément, Me Côté ne parle pas pour le cancre du fond de la salle mais pour le juge. Et le juge Riordan réagit, il commente, il questionne, et l'avocate semble avoir réponse à tout. Du fond de la salle, il est impossible de savoir si Me Côté souriait lors de ces échanges, mais sa voix trahissait plus de bonne humeur que jamais. Dire qu'elle aime plaider une cause serait un euphémisme.

Ce n'était pas un mince exploit d'intéresser encore le magistrat quand on passe après Simon Potter et Guy Pratte, avec une ambition similaire.

Toutefois, le juge aussi aime son métier. Combien de juge comme Brian Riordan exprimerait avec autant de régularité et d'apparent enthousiasme une impatience de recevoir un autre de ces courriels chargés de volumineux fichiers en annexe qu'il reçoit chaque jour, d'une équipe ou d'une autre ? Amenez-en de la lecture, Me Plante, Me Bouchard, Me Grand'Pierre, Me Gagné !

Aujourd'hui, la défense d'Imperial se poursuit avec le retour au lutrin de Me Deborah Glendinning, laquelle cédera ensuite la parole à son associé Craig Lockwood. Après la copieuse analyse du droit, la défense examinera les faits apportés en preuve par la partie demanderesse ou qui manquent à cette preuve, et qui justifient le rejet de toute condamnation.

jeudi 13 novembre 2014

247e jour - La preuve des demandeurs est insuffisante et la cause doit être rejetée, dit Imperial Tobacco Canada

Mercredi, au palais de justice de Montréal, le plus important cigarettier du marché canadien a commencé à présenter sa défense dans le procès qui l'oppose, aux côtés de deux autres compagnies, à des victimes d'emphysème, d'un cancer ou de dépendance au tabac qui reprochent à l'industrie sa conduite irresponsable et trompeuse et lui réclament des dédommagements compensatoires et des dommages punitifs qui dépassent les 20 milliards $.

Me Deborah Glendinning
(photo extraite d'un vidéo-clip de
l'étude Osler Hoskin & Harcourt)
Pour livrer sa plaidoirie finale dans le procès, Imperial Tobacco Canada (ITCL) a envoyé devant le lutrin Me Deborah Glendinning, qui a été suivie de Me Suzanne Côté, laquelle sera suivie de Me Craig Lockwood vendredi.

En octobre, Me Côté avait déclaré que la compagnie allait retrancher de ses présentations ce qu'avaient déjà plaidé Me Simon Potter et Me Guy Pratte, respectivement pour le compte de Rothmans, Benson & Hedges et de JTI-Macdonald, et qui valait pour la défense d'ITCL.

Malgré cela, la journée d'hier pourrait avoir donné aux auditeurs réguliers de la salle d'audience une forte impression de déjà-vu. Cela pourrait aussi donner une impression identique au juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, qui a lu les argumentations écrites qui précèdent et accompagnent les présentations orales. Bon prince, le juge Riordan n'a rien révélé, mais il lui est arrivé de prévenir gentiment les avocates de ne pas se donner la peine de lire en entier certains extraits de texte qui apparaissaient sur les écrans de la salle 17.09, et qu'il pouvait lire. Ou relire.

Comme lors des plaidoiries des autres compagnies de tabac, il y avait dans la salle des avocats de compagnies apparentés financièrement ou qui connaissent l'une des deux avocates et viennent écouter la présentation, sauf que cet auditoire n'est pas le même pour chaque compagnie défenderesse.

Il y avait aussi dans l'auditoire des avocats de gouvernements provinciaux canadiens, lesquels ont entamé contre le même trio de compagnies et contre leurs maisons-mères à l'étranger des actions en recouvrement du coût des soins de santé liés à l'usage du tabac.


Robert Proctor et sa partialité

Comme les deux autres compagnies de tabac, ITCL estime que pour justifier les réclamations des demandeurs, ceux-ci doivent se plier aux règles ordinaires de la preuve en matière de litige, ce que la partie demanderesse n'a pas fait. Il faut notamment établir que la faute des compagnies a effectivement causé un préjudice à chacun des membres des recours collectifs.

Dans son survol des questions qu'aborderont ses collègues Côté et Lockwood, Me Glendinning a choisi d'illustrer la faiblesse de la preuve en demande en parlant notamment du témoignage de novembre 2012 de l'expert en histoire de la cigarette Robert Proctor. L'avocate accuse de partialité le professeur d'histoire à l'Université Stanford, en Californie, et aussi de méconnaître le Canada. Mercredi, Me Glendinning a cité des extraits du témoignage oral du professeur qui montrent ce qu'il pense des compagnies de tabac (rien de bon, comme chacun sait), et elle a voulu rappeler qu'il s'était déjà fait imposer des balises à son témoignage d'expert par le juge d'un tribunal de Floride.

Cette histoire était déjà connue depuis presque trois ans lors de la comparution du professeur Proctor devant le juge Riordan, mais à l'époque, les avocats d'Imperial n'ont pas adressé la parole une seule fois à ce témoin-expert des recours collectifs, ni lors des contre-interrogatoires préalables à sa qualification comme expert par le tribunal, ni lors des contre-interrogatoires sur le fond du dossier.

L'ironie, c'est que le juge Riordan a fini par demander mercredi à l'avocate si le rapport d'expertise de Proctor avait été accepté par le juge de Floride, et c'était le cas. Selon toute vraisemblance, l'attaque contre Proctor a donc fait chou blanc.


Cécilia Létourneau et la dépendance

Une autre personne à qui ITCL préfère régler son compte quand elle n'est pas là, c'est Cécilia Létourneau. Cette dernière est la représentante du recours collectif des personnes dépendantes du tabac. Durant presque toute la preuve en demande, en 2012-13, elle assistait aux auditions du procès. Votre serviteur l'a encore revue quelques fois dans la salle d'audience en 2014. Jamais un jugement de l'honorable Brian Riordan ou d'un autre tribunal n'est venu empêcher Imperial ou une autre compagnie de la faire comparaître à la barre des témoins, si la défense l'estimait nécessaire.

Mercredi, la défense d'ITCL a épluché le jugement de mars 1998 de l'honorable Gabriel De Pokomandy de la Cour du Québec qui concerne la réclamation individuelle que Mme Létourneau avait présenté à ITCL. La plaignante demandait en 1997 qu'on lui rembourse ses timbres transdermiques de nicotine. (C'est depuis 2000 que la Régie de l'assurance-maladie du Québec rembourse la nicotine médicinale aux fumeurs désireux d'utiliser ce moyen pour arrêter de fumer.)

Le juge De Pokomandy avait rejeté la requête de la dame de Rimouski, en mentionnant entre autres que de plus amples mises en garde de la compagnie concernant le caractère dépendogène de la cigarette n'auraient eu aucun effet sur son tabagisme, puisqu'elle avait reçu plusieurs avertissements de ce type. Mme Létourneau n'est pas allé en appel mais a choisi la voie du recours collectif.

Me Glendinning n'a pas prétendu que le jugement de 1998 liait le juge Riordan, mais elle aimerait bien que le juge de la Cour supérieure partage les conclusions de son confrère de la Cour du Québec, et rejette le point de vue exprimé par la partie demanderesse au paragraphe 86 de son argumentation écrite.

une mise en garde efficace selon les recours collectifs
(traduction du paragraphe 86 par l'auteur du blogue)

L'avocate d'ITCL n'accepte pas qu'on dise que le tabac ne sert à rien. Elle a notamment cité le rapport d'expertise du psychologue John Davies (page 19 de la pièce 21060 au dossier de la preuve), qui mentionne le fait d' « avoir l'air cool » comme un bénéfice socio-affectif qu'un fumeur peut concevoir. (John Davies est comparu devant le juge Riordan en janvier 2014).


Autres critiques de la démarche des demandeurs

L'avocate d'ITCL reproche aux recours collectifs de vouloir prouver des agissements de la compagnie à partir de pièces qui sont au dossier de la preuve parce qu'elles sont authentiques, et non parce que leur contenu est probant.

Me Glendinning s'est aussi plaint que les demandeurs n'aient pas profité de la présence de certains témoins de la défense, entre autres Graham Read, Wolfgang Hirtle et James Sinclair, pour leur faire parler un peu ou en détail de certains documents.

L'avocate déplore également le caractère abusivement sélectif des extraits de textes tirés de ces documents. Elle fait valoir que l'extrait cité d'un manuscrit (pièce 266) de Bob Bexon, à propos de la dépendance sans laquelle la compagnie ne vendrait aucune cigarette, ne représente pas la pensée de celui qui était alors un marketeur d'Imperial et en devint plus tard la président. La procureure d'ITCL a aussi mis en évidence une contradiction entre le témoignage oral du chimiste Andrew Porter et ce qu'en retiennent les demandeurs dans leur argumentation écrite.

Me Glendinning rejette l'idée d'une destruction de rapports de recherche scientifique chez Imperial à Montréal au début des années 1990. Elle fait valoir que les documents sont disponibles à qui veut les consulter. Elle déplore que la partie demanderesse n'ait pas parlé de ces documents avec le témoin Graham Read (conseiller scientifique en chef de British American Tobacco). Le juge Riordan a souligné que plusieurs des rapports scientifiques enregistrés en preuve l'avaient été pour preuve qu'une destruction a eu lieu et non pas pour la véracité de leur contenu.

Le juge Riordan fait aussi une distinction entre une divulgation à la suite d'une ordonnance judiciaire ou d'une entente à l'amiable entre des justiciables, et d'autre part une publication volontaire dans une revue scientifique. Me Glendinning a déclaré qu'un certain nombre d'études scientifiques des chercheurs d'Imperial ont été publiées. Elle n'a cependant pas pris le temps d'en donner un seul exemple. (Un hirondelle ne fait pas le printemps mais ce nombre est tout de même supérieur à zéro, selon le souvenir qu'a votre serviteur de témoignages durant ce procès.)

Me Glendinning a aussi déploré que les demandeurs tentent de discréditer certains scientifiques en mettant en lumière le financement de leur recherche par l'industrie du tabac. L'avocate a notamment énuméré les distinctions reçues par le Dr James Hogg et le Dr Hans Selye.

Hogg et Selye sont membres du Temple canadien de la renommée médicale. Ce titre perd cependant de son lustre quand Me Glendinning mentionne aussi que l'avocat Marc Lalonde, qui n'a jamais été un chercheur en médecine, fait aussi partie de ce panthéon, pour son rôle comme ministre fédéral de la Santé en 1972-77.

L'avocate mentionnait ce petit fait parmi d'autres pour faire valoir la crédibilité et la bonne réputation de témoins de la défense que les recours collectifs ont semblé prendre de haut. Cependant, pour Lalonde comme pour le chimiste Albert Liston, ancien sous-ministre adjoint à Santé Canada, l'avocate d'ITCL a omis de mentionner que les deux hommes ont été, après leur passage à Santé Canada, le premier lobbyiste d'une compagnie d'articles de mode qui perpétue le nom d'une marque de cigarette, lors des discussions précédant l'adoption par le Parlement fédéral de la Loi sur le tabac en 1997, et le second un consultant de l'industrie cigarettière entre 1994 et 2005.

Lors de la comparution devant le tribunal de l'économiste James Heckman, en avril 2014, Me Glendinning s'était louablement abstenu d'employer l'expression « prix Nobel d'économie » pour parler du prix de sciences économiques de la Banque de Suède en mémoire de Nobel, que le testament d'Alfred Nobel n'a jamais eu pour but de créer. Mercredi, ce scrupule ou cette attention au petit détail a abandonné l'avocate. Elle a par contre remarqué que les demandeurs, dans leur argumentation écrite de 610 pages, avaient désigné une pièce au dossier sous le nom « Exhibit 305 » au lieu de « Exhibit 305-2m ». (Le 2m signifie: admis en preuve en vertu d'un jugement de Brian Riordan rendu le 2 mai 2012.)


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La plaidoirie de Me Suzanne Côté, commencée mercredi, se poursuit aujourd'hui. Son contenu sera relatée dans notre prochaine édition.