mercredi 23 avril 2014

228e jour - Si léger et si doux, le matraquage publicitaire

(PCr)

Dans le monde merveilleux de l'expert en marketing David Soberman, la puissance de la publicité est telle que le fumeur est plus satisfait d'être accro à un produit toxique qui a fait l'objet d'annonces qui en donnaient une image positive que par ce même produit s'il était vendu sans publicité.

On a beau savoir que ce genre d'énormité lâchée lors d'un témoignage oral était presque programmée dans le rapport d'expertise, il reste que quand elle est servie au milieu d'un contre-interrogatoire, les blogueurs se regardent et se demandent s'ils ont bien compris.

Bien entendu, le témoin-expert n'a pas dit 1 + 1 = 2 mais plutôt quelque chose comme 1 + (3 -1 -1) +1 -2  +1 = 2. Pour autant, une simplification n'est pas une caricature.


Le marketing en action

Lorsque votre serviteur avait quitté la salle d'audience 17.09 du palais de justice de Montréal à la fin de la 226e journée d'audition du procès en responsabilité civile des trois principaux cigarettiers du marché canadien, il avait naïvement imaginé que le procureur de JTI-Macdonald Doug Mitchell en aurait fini avec son interrogatoire du professeur David Soberman au retour du congé pascal.

Après tout, malgré la tentative de l'industrie du tabac, au début du 21e siècle, de prouver devant la justice canadienne que la publicité n'avait pas l'influence qu'on lui prête ou n'avait pas d'influence sur les adolescents ou n'avait pas d'influence sur la demande de marché, les juges de la Cour suprême du Canada n'avaient pas avalé cette thèse. Me Mitchell donne l'impression d'un brave et souriant soldat que JTI-Mac envoie mener un combat d'arrière-garde. Quel rendement attendre de cet effort dans le jugement final à venir de l'honorable J. Brian Riordan ?

Ce n'est qu'au milieu de la matinée mardi que le contre-interrogatoire de David Soberman par l'avocat Philippe Trudel des recours collectifs a pu commencer.

On a alors pu constater que la pile du lapin de Pâques Energizer n'était pas épuisée.

Ces derniers mois, le tribunal, au profit du service de sténographie, met à l'épreuve un procédé de prise de son différent. Avant le début de l'audition, la greffière attache un microphone au revers du veston du témoin, ce qui permet à celui-ci de ne plus se soucier de la distance qui le sépare des microphones posés juste devant la barre des témoins. Il y en a que cela faisait gueuler dans le micro et d'autres dont on perdait certains mots, surtout quand ils se tournent vers les avocats qui les interrogent.

Ce nouveau dispositif permet aussi au témoin de s'éloigner de la barre s'il en a envie, ce dont David Soberman ne s'est pas privé. Mardi, en deux occasions au moins, il a tourné le dos au juge et fait un pas vers l'arrière de la salle comme s'il allait s'adresser à une classe qu'il n'a évidemment pas trouvée, ou comme s'il allait prendre ses affaires et décamper. À d'autres moments durant des segments plus joyeux de ses réponses, le témoin a plié les genoux et ouvert les bras et les mains comme s'il déposait un gros ballon de plage devant le juge.

Cela ferait sourire sans retenue si l'enseignement n'était pas aussi en partie une affaire de répétition, et de même pour la publicité. C'est donc dire si cela ne gène pas un professeur de marketing de se répéter. Au point où, vers la fin de l'après-midi, le juge Riordan a demandé au témoin de supprimer les redites de ses réponses, et à Me Trudel, d'abandonner l'inefficace procédé de son contre-interrogatoire (qui provoquait des digressions). L'avocat a promis de faire le nécessaire pour laisser aujourd'hui du temps de contre-interrogatoire à son associé Bruce Johnston.

Quand on le contre-interroge sur un point précis, M. Soberman se réfugie dans les généralités, et quand on l'interroge sur des généralités, il a soudain besoin de précision pour répondre.


Si léger et si doux, le matraquage publicitaire

Les questions posées Me Mitchell ont permis au professeur Soberman d'accorder l'apparence du crédit scientifique à un narratif déjà offert ou suggéré par certains témoins de faits issus de l'industrie du tabac et plus récemment par l'expert de la défense James Heckman.

L'histoire est la suivante. Dans un premier temps, à partir de la fin des années 1960, le gouvernement fédéral canadien a publié des tableaux de marques de cigarettes avec leur teneur respective en goudron. Dans un deuxième temps, à partir du milieu des années 1970, les cigarettiers canadiens ont été forcés de mettre en marché des variantes dites légères ou douces de leurs marques, lesquelles variantes ont été populaires, du fait de l'association faite par les consommateurs entre les descripteurs « légère » et « douce » et la basse teneur en goudron. Pour certains témoins, cette association était fortuite et l'industrie n'est nullement responsable du sentiment que certains fumeurs ont pu avoir de minimiser les risques du tabagisme pour leur santé en consommant les cigarettes dites légères ou douces.

Pour David Soberman, les descripteurs servaient à « aider » le consommateur à faire son choix sans renoncer à un goût plaisant dont il avait l'habitude. En outre, les fumeurs comprenaient tous que léger ne signifie pas « à basse teneur en goudron » mais « à plus basse teneur en goudron que la marque régulière ». (Cela aussi, le tribunal l'a déjà entendu de la bouche de plus d'un témoin.) Malgré tout, l'industrie n'est pas responsable aux yeux du professeur de marketing. Tout est encore de la faute du gouvernement.

(Dans son blogue Eye on the trials, Cynthia Callard ne manque pas de remarquer que les trois cigarettiers canadiens ont accepté, par un règlement à l'amiable en 2006, de cesser d'utiliser les mots « léger » et « doux » pour décrire les variantes de leurs marques.)

version américaine
d'une annonce diffusée
par RJR-Macdonald
Quant aux annonces, comme celle ci-contre pour la marque Vantage, que Me Mitchell a fait examiner à l'expert, elles n'étaient guère lues ni par les non-fumeurs, ni par les anciens fumeurs en sevrage, ni par les fumeurs inquiets pour leur santé, selon M. Soberman. Elles ne proposaient donc pas aux fumeurs une voie alternative à l'abandon du tabac. (Il faut noter que les propositions en question n'étaient cependant pas toujours aussi verbeuses.)

Le juge Riordan a posé quelques questions qui ont semblé indiqué qu'il doutait que les annonces n'aient jamais d'effet rassurant.

Il faut dire qu'il est difficile de croire que les mises en garde sanitaires, quand elles n'apparaissaient pas sur les paquets de cigarettes mais seulement en termes inoffensifs en petits caractères sous les annonces avaient plus d'effet que d'incessantes campagnes de publicité.

Quand on se souvient de l'idée, acceptée au début du mois par un autre expert de la défense, l'économiste Heckman, que la publicité peut avoir un effet cumulatif, la thèse de l'imperméabilité des cerveaux des fumeurs est encore plus difficile à avaler.

Devant des jurés convaincus comme bien des gens ordinaires que la publicité ne les influence pas, peut-être qu'une telle thèse pouvait être bien accueillie. Également chez un juge qui fume, peut-être, mais cette espèce est en voie d'extinction.

M. Soberman a aussi longuement témoigné de l'usage de l'adjectif « léger » dans le marketing des produits de consommation courante, usage qui n'influence en rien l'acceptabilité sociale des produits du tabac, selon lui.

Le professeur a même inclus dans sa longue et enthousiaste liste d'exemples commentés une opposition (présentée au consommateur) entre le chocolat noir (dark chocolate) et le chocolat léger (light chocolate). Certes, c'est plutôt le chocolat au lait que le chocolat léger qui est opposé au chocolat noir dans la culture populaire, mais cette idée de chocolat léger pourrait rappeler aux Québécois nés au début des années 1960, et probablement aussi aux Canadiens de l'âge du témoin, les annonces télévisées de la tablette Aréo, « pleine de bulles » et donc plus légère...

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Cette annonce d'un tournoi
commandité par le fabricant
d'Export A est demeurée
longtemps sur les écrans
 de la salle d'audience
Devant une annonce de la fin des années 1990, quand les cigarettiers du marché canadien se voyaient empêchés par la Loi sur le tabac de 1997 d'annoncer directement leurs marques, le professeur Soberman a expliqué que les annonces d'un événement commandité par le fabricant d'une marque donnée (sponsor advertising) étaient moins efficaces que les annonces d'une marque (brand advertising), en particulier lorsqu'elles donnaient à voir un style de vie (plutôt que de vanter le produit lui-même).

M. Soberman a laissé entendre que le public pouvait ignorer ce qu'est Export A, sans expliquer comment cette éventualité avait significativement moins de chances de survenir avec les annonces des marques dans les années immédiatement antérieures à l'entrée en vigueur de la législation, lesquelles montraient aussi des personnes, même pas toujours en train de fumer, et évacuaient toute description du produit au profit d'un slogan suggestif et ambigu, du genre « suis ta propre voie ». Pour l'expert de la défense, il n'y pas de danger que le procédé soit aussi efficace tant qu'Export A n'est pas aussi connu que Coca-Cola.

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Me Trudel est parvenu à faire dire au professeur Soberman que l'emplacement des points de vente de produits du tabac avait un impact sur les ventes.

L'avocat des recours collectifs a aussi posé plusieurs questions au témoin-expert sur l'univers des documents de marketing de JTI-Macdonald qu'il avait consulté avant de rédiger son rapport. Il appert que l'expert s'est parfois servi de sommaires rédigés par des avocats du cabinet juridique Freshfields, au Royaume-Uni.

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Le contre-interrogatoire de David Soberman se poursuit aujourd'hui (mercredi).