mercredi 5 mars 2014

Dernier appel pour des fumeurs et anciens fumeurs à destination du procès de Montréal avec leur dossier médical

(PCr)

Trois juges de la Cour d'appel du Québec, soient les honorables Marie-France Bich, Jacques Dufresne et Dominique Bélanger, ont siégé vendredi en vue d'entendre le réquisitoire de Me Suzanne Côté, pour le compte d'Imperial Tobacco Canada, contre la décision du 13 septembre 2013 du juge J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec de ne pas autoriser la défense de cette compagnie à exiger que des témoins apportent leur dossier médical lors de comparutions à venir au procès en recours collectifs contre Imperial et les deux autres principaux cigarettiers du marché canadien.
édifice Ernest-Cormier, siège
de la Cour d'appel du Québec
dans le district de Montréal

Les avocats Marc Beauchemin et Gordon Kugler se sont adressés à la formation de trois juges pour le compte des deux collectifs de victimes alléguées des pratiques commerciales de l'industrie du tabac et ont appuyé la décision du juge de première instance. Me André Lespérance, du recours collectif des fumeurs et anciens fumeurs atteints d'un cancer ou d'emphysème, a aussi répondu à quelques questions du tribunal.

Tant Me Côté que Me Beauchemin semblent avoir été en bonne partie empêchés de livrer leur message selon les plans d'argumentation qu'ils avaient préparés. Les juges Bich, Bélanger et Dufresne ont posé plusieurs questions et formulé à haute voix des impressions (peut-être éphémères ou rhétoriques), selon un ordre et une logique connus d'eux-seuls.

Le tribunal avait commencé par s'informer de l'avancement du procès, dont cinq mois se sont écoulés depuis que le juge Riordan a rendu le jugement interlocutoire qui est l'objet de l'appel. Me Côté et Me Lespérance ont répondu de leur mieux aux questions. Cela a retardé quelque peu les plaidoiries en tant que telles de Me Côté puis de Me Beauchemin, et leur a imposé de servir leurs arguments subséquents d'une manière qui était nettement plus difficile à suivre que d'habitude, et cela d'autant plus que les questions des juges ont continué d'imposer un ordre particulier aux exposés. Avec le quart d'heure que les juges lui ont originalement offert, Me Kugler a choisi de conclure en revenant sur certaines réponses que Me Beauchemin n'avait pas eu la chance de terminer.


Une compagnie privée de moyens de défense essentiels

La juge Bich  a voulu savoir si Me Côté partageait son impression générale que dans les actions en recours collectif, la partie demanderesse doit établir le préjudice subi par les représentants du recours et causé par le comportement de l'intimé, et que la cause à juger en est ensuite une d'extrapolation d'un cas particulier. Avant que Me Côté ait eu le temps d'introduire des nuances dans cette esquisse, la juge a souligné qu'une requête en rejet de l'ensemble de l'action judiciaire avait été entendue (en avril 2013) et rejetée par le juge Riordan, et que la question de la causalité était au cœur des plaidoiries des trois compagnies de tabac.

Me Côté a fait valoir que le juge Riordan, tout en rejetant la requête des compagnies, avait préféré juger au mérite de la suite des événements au lieu de rejeter la totalité de l'argumentation de la défense des compagnies. La défense d'Imperial croit encore que si l'interrogatoire d'un malade montre qu'il n'a pas écouté l'avis de son médecin, il y a rupture du nécessaire lien de causalité entre le préjudice subi et les agissements de la compagnie. La juge Bich a voulu savoir quelle serait l'utilité d'entendre 15 témoins victimes (de cancer) dont 10 pour lesquels cette relation de causalité ne serait pas établie.

Me Côté était en train de répondre quand la juge Bélanger a formulé son impression que l'audition d'une quinzaine de membres ne changerait rien à la preuve et a souligné que le « modèle de Gold » utilisé par l'expert en dépendance des recours collectifs pouvait être contesté par des experts de la défense et pourrait perdre sa force probante aux yeux du juge. L'avocate en a profité pour souligner que le Dr Negrete (l'expert en dépendance des recours collectifs) avait admis que cesser de fumer peut être facile pour certains fumeurs.

Le juge Dufresne a dit qu'il trouvait du flou dans la position de la compagnie. Il peut comprendre que le juge de première instance (Riordan) ait autorisé Imperial à convoquer à la barre des témoins des membres des recours collectifs, mais il constate que le nombre voulu par la compagnie varie trop souvent. (Plus tard, face à Me Marc Beauchemin en train de demander à la Cour d'appel de ne pas réviser le jugement interlocutoire de Brian Riordan, le juge Dufresne a exprimé sa crainte que l'autorisation accordée à Imperial par le juge de première instance de mener des contre-interrogatoires de membres des recours collectifs (avec ou sans dossier médical) débouche sur une instruction qui tourne à la « foire » (sic).)

Me Côté a répété que le témoignage d'une cinquantaine de (fumeurs et anciens fumeurs touchés par un cancer, l'emphysème ou la dépendance) serait utile à la défense, et avec des « membres non inscrits » dans ce lot. La juge Bich s'est alors demandé s'il ne fallait pas tenir compte du droit de personnes non enregistrées à un recours collectif de ne pas être impliquées dans une action en justice dont elles pourraient ignorer jusqu'à l'existence. La juge Bélanger a enchaîné en demandant quels seraient les critères de sélection des personnes (malades ou dépendantes) qui ne sont pas membres des recours collectifs.

Grosso modo, Me Côté a alors évoqué le cas de ces fumeurs qu' « on connaît tous » dans notre entourage, et a mentionné « ces fumeurs aux portes des édifices ». L'avocate a même ironisé sur le fait qu'on pouvait compter dans cette foule des juges de la Cour d'appel. Il a semblé à votre serviteur que la juriste s'aventurait à danser sur un endroit du lac où la glace est mince. Par chance, aucun juge ne l'a suivie à cet endroit, et le dialogue a enchaîné comme si de rien n'était sur la procédure classique d'une action en recours collectif.

La juge Bélanger a demandé à Me Côté si les cigarettiers avaient demandé de faire témoigner M. Jean-Yves Blais (le représentant des fumeurs et anciens fumeurs atteints d'un cancer ou d'emphysème) et Mme Cécilia Létourneau (la représentante des personnes dépendantes du tabac).

Me Côté a dit que M. Blais et Mme Létourneau avaient été interrogés par les parties avant le procès et dit que les dépositions préliminaires n'avaient pas été versées en preuve, ajoutant que le dossier médical de M. Blais (aujourd'hui décédé) n'est connu qu'à travers le rapport d'expertise du pneumologue Alain Desjardins.
(Le Dr Desjardins a attribué au tabagisme le cancer du poumon de M. Blais.)

Au terme d'un court échange avec le juge Dufresne, Me Côté est parvenu à  faire valoir que la plus ou moins grande valeur probante de témoignages (de soi-disant victimes des compagnies de tabac) ne devrait pas enlever le droit à la défense d'en faire entendre quelques uns. La juriste a souligné que ce sont les demandeurs qui ont choisi de faire une preuve basée sur l'épidémiologie, et que c'est le prix à payer.

Me Côté a fait valoir que M. Jean-Yves Blais avait été plus d'une fois prévenu d'arrêter de fumer et que son emphysème était « congénital ». (S'il y avait eu une pause à ce moment et si un médecin avait été dans la salle, deux conditions qui manquaient, votre serviteur aurait aimé découvrir comment, même en connaissant le dossier médical de la mère de M. Blais, on peut aboutir à ce genre de conclusion sans être en train de faire de l'épidémiologie par la bande...)

L'avocate d'Imperial a déclaré que les experts de la défense croient que l'épidémiologie est insuffisante pour établir la preuve (d'une relation de causalité entre le tabagisme d'une personne et le cancer qui la frappe).

La juge Bélanger a alors demandé si c'est nécessaire d'avoir le dossier médical d'un certain nombre de témoins pour savoir si les victimes ont été prévenues. (On dirait que la juge Bélanger est au courant de la thèse principale des cigarettiers: « tout le monde savait ».)

Le juge Dufresne a renchéri en disant croire que tous les membres des recours collectifs se sont faits prévenir. (Le juge Dufresne fait partie des juges de la Cour d'appel devant qui les parties au procès devant le juge Riordan ont déjà parlé du rapport préliminaire de l'historien David Flaherty sur la « connaissance populaire » des méfaits du tabac, rapport que Riordan voulait accueillir en preuve malgré les compagnies, jugement que la Cour d'appel a validé.) Le juge Dufresne s'est demandé si un « va et vient » de victimes présumées à la barre des témoins ne serait pas une exception dans le cadre d'un recours collectif.

Me Côté est revenu sur son argument de la proportionnalité que le législateur a introduit dans le Code de procédure civile (voir notamment l'article 4). Elle a accusé le juge Riordan d'inverser la règle de la proportionnalité en permettant moins de moyens de défense à sa cliente qu'à des justiciables dans des causes où le montant des réclamations est beaucoup plus petit.

La juge Bélanger a demandé à l'avocate d'Imperial si elle avait envisagé que le juge Riordan donne tort (sur le fond de l'affaire) aux demandeurs dans le procès. Me Côté a dit qu'elle ne voulait pas courir de risque.


Apporter des dossiers médicaux ? Inutile, coûteux, compliqué.

Me Marc Beauchemin a commencé par dire qu'il mettait son plan d'argumentation à la poubelle. Cependant, puisqu'il fait partie avec Me Suzanne Côté de cette race d'avocats qui savent leur dossier par coeur et qui sont capables de jouer au bingo auquel un tribunal les invite, il est bien possible que lui et son coéquipier Gordon Kugler soient parvenus à dire tout ce que le tribunal voulait savoir ou avait besoin de savoir de leur part. On verra bien.

Tout de même, il faut remarquer la patience ou la modestie de ces trois juristes. Peut-être bien que tous les chemins mènent à Rome, y compris ceux que le tribunal choisi pour son instruction. Chacun leur tour, les trois juges ont d'ailleurs fait état de l'expérience des juristes présents et l'éloge paraissait tout à fait sincère.

Puisque le juge Dufresne avait parlé avec Me Côté d'admissions à rechercher en lieu et place de témoignages additionnels à valeur probante incertaine, Me Beauchemin a commencé sa plaidoirie en mentionnant qu'il y avait eu lors du procès de nombreuses admissions de la part de la partie demanderesse et de ses experts.

« La multifactorialité des maladies, les variations médicales individuelles, ...», c'est « déjà au dossier », de souligner l'avocat des recours collectifs. Me Beauchemin a même cité un passage (page 69) du rapport d'expertise de l'oto-rhino-laryngologiste Louis Guertin qui dit qu'il n'y a pas deux patients identiques. Néanmoins, il y a un trait commun au niveau du préjudice et de la causalité, malgré les différences.

Me Beauchemin a déclaré que les experts de sa partie (entre autres le Dr Guertin) avait indiqué que la seule façon d'établir la causalité, c'est d'utiliser l'épidémiologie.

Votre serviteur a cru comprendre que ce serait par conséquent au juge de première instance de trancher entre les points de vue opposés des experts des deux parties, et que Me Beauchemin invitait ainsi la Cour d'appel à ne pas s'aventurer dans la cuisine du juge Riordan.

Hélas, ce fut un moment de l'audition où Me Beauchemin essayait de répondre à une question de la juge Bélanger quand la juge Bich l'a interrompu pour poser une autre question, auquel Me Beauchemin a commencé à répondre, lorsqu'il fut interrompu de nouveau par la juge Bich avec une autre question différente des deux premières.

Les magnétophones ne sont pas permis dans les tribunaux et la vitesse à laquelle tout cela s'est passé surpasse la virtuosité de votre serviteur au clavier.

Un peu avant 11h20, Me Beauchemin a cité de la jurisprudence (jugement Wagner de la Cour d'appel en octobre 2012, jugement Doyon de 2006), en appui de sa thèse que la détermination de la relation de causalité (entre un tort subi et le comportement d'un intimé) est une question commune (et non pas une question qu'il faut trancher pour chacun des membres d'un recours collectif).

Me Beauchemin a parlé du rapport du Dr Barsky, censé faire contrepoids au rapport du Dr Desjardins, comme complètement inconclusif.

L'avocat a ensuite cité la cause des malades de l'hôpital de St-Ferdinand, qui est allée jusqu'en Cour suprême du Canada en 1996, et où les juges ont établi que le dossier médical n'est pas toujours la meilleure preuve d'un dommage subi par un groupe de personnes par la faute d'un autre groupe, et que c'est par exception à la règle d'exclusion du ouï-dire que les documents médicaux sont admis.

L'avocat a reproché à la compagnie Imperial de ne pas savoir ce qu'il y a dans les dossiers médicaux ni ce qu'elle en fera, et de faire du « discovery » (L'étape avant le début du procès.) alors qu'elle est plus proche de la fin de sa preuve en défense que du début.

Tant Me Beauchemin, que Me Gordon Kugler qui lui a succédé au lutrin, ont fait valoir qu'une intervention de la Cour d'appel pour autoriser Imperial à exiger que des témoins apportent leur dossier médical, en cassation du jugement interlocutoire de Brian Riordan, constituerait un changement de cap de la Cour d'appel du Québec dans la présente affaire. Les juges n'ont pas eu l'air enchantés d'entendre cela.

*

Juste avant une petite pause, le juge Dufresne s'était interrogé à haute voix sur l'existence d'un risque que certains témoins convoqués n'apportent pas leur fameux dossier médical. Fort d'une longue expérience des affaires de responsabilité médicale, Me Kugler a souligné qu'il était difficile, long et coûteux pour quiconque, mais en particulier pour une personne âgée et souffrante, d'obtenir son dossier médical. L'avocat des recours collectifs a fait comprendre qu'il n'était pas évident de savoir jusqu'à quand il faut remonter dans la biographie médicale de quelqu'un pour satisfaire la curiosité des interrogateurs.

Réagissant à un ensemble de commentaires et de questions des juges qui pouvaient donner à penser que le juge Riordan a « changé d'idée » quant au droit d'Imperial d'interroger des membres des recours collectifs, Me Kugler a dit que le juge de première instance ne « peut pas empêcher la défense » de convoquer qui elle veut à la barre des témoins (parce que ce serait illégal). Le juge ne fait que rejeter certaines exigences que la défense veut imposer auxdits témoins.

Me Kugler est revenu sur la question de la « proportionnalité ». Il s'est efforcé de montrer qu'il serait déraisonnable d'exiger la production d'un dossier médical à chacune des personnes dépendantes du tabac qui réclame 5000 $ aux cigarettiers.

Me Kugler a aussi pris le contrepied d'une façon courante de s'exprimer dans la présente cause.  L'avocat a dit qu'il n'y a pas de membres des recours collectifs, il n'y a que des personnes qui veulent faire partie du groupe que le juge définira comme les membres du recours collectif, s'il décide de donner raison aux demandeurs.  L'avocat prétend que les personnes qu'on appelle « les membres » ne sont pas différentes de tous les bénéficiaires possibles d'un jugement qui imposerait un dédommagement aux compagnies intimées.

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La juge Bich, qui présidait aux échanges, a paru très reconnaissante aux avocats de s'être pliés à l'exercice imposé par la Cour.

Note 1
Les juristes québécois prononcent le nom de la juge biche, comme le nom de la femelle chez les cervidés, et non pas bic, comme le nom du fondateur de l'empire du stylo-bille Marcel Bich.