jeudi 12 décembre 2013

193e jour - Albert Liston, un témoin prometteur plutôt deux fois qu'une

(AFl)

En cette frisquette journée de décembre, l'audience au palais de justice de Montréal a pris une tournure qui contraste avec la morosité de ces derniers jours. Le style coloré de l'avocate d'Imperial Tobacco Canada (ITC) Deborah Glendinning a contribué à briser la routine. Mais c'est le témoin, Albert Liston, qui a volé la vedette en apportant dans ses bagages bon nombre d'éléments qui donnent à l'audition des témoins du gouvernement un tout nouveau souffle.

Me Deborah Glendinning
L'octogénaire Albert Liston, ancien sous-ministre adjoint de Santé Canada, n'est pourtant pas un nouveau venu dans le dossier du tabac. Il a témoigné devant la Cour supérieure du Québec dans les années 90 quand son ministère a introduit les premiers contrôles sur l'industrie. En 2000,  on l'a entendu à la Cour des petites créances de l'Ontario dans une cause impliquant un ancien employé d'ITC. En 2004, son témoignage a été utilisé à la Cour suprême de Terre-Neuve et Labrador à l'occasion d'une tentative de recours collectif contre ITC. Mais dans les deux derniers cas, il témoignait pour le compte des compagnies de tabac - pas pour celui du gouvernement.

Détenteur d'un doctorat en stéréochimie / analyse conformationnelle de l'Université de Montréal, Albert Liston porte en effet une double casquette : il est, depuis sa retraite, un consultant privé pour des entreprises à qui il fournit des conseils stratégiques et réglementaires dans le domaine scientifique. Parmi ses clients, quelques-uns des personnages qui font le quotidien du juge Riordan depuis plus de 18 mois.


Une première carrière exemplaire

C'est à titre d'ancien fonctionnaire qu'Albert Liston témoignait ce mercredi. Sa carrière à Santé Canada a duré 29 ans. D'abord à la Direction des aliments et des drogues, puis à la Direction générale de la protection de la santé (à partir de 1971), il est nommé sous-ministre adjoint à la Protection de la santé le 4 septembre 1984, un poste qu'il occupera jusqu'à sa retraite en 1992 et qui le met à la tête de plus de 2 000 fonctionnaires. Pour utiliser une métaphore à saveur scientifique souvent entendue dans le monde de l'entreprise, il était alors le  « n - 2 » du ministre.


Si vous ne pouvez pas vous arrêter, fumez autrement, fumez « mieux »!

Dès la fin des années 1960, Santé Canada avertit la population des dangers du tabac à coup de communiqués de presse dont plusieurs exemplaires ont été déposés en preuve ce mercredi (pièces 20007.7 datant de 1968, 1554.5,  datant de 1969, et 1554.7 datant de 1970). Le message du gouvernement est simple : fumer est mauvais pour la santé et il faut encourager les fumeurs à changer leurs habitudes, notamment en les dirigeant vers des produits contenant  moins de nicotine et de goudron.

Dans ces communiqués, on produit des tableaux à trois colonnes avec le noms des marques et leurs niveaux respectifs de goudron et de nicotine. À partir de 1979, une nouvelle colonne apparaît : celle du monoxyde de carbone. En appui à cette information chiffrée, des conseils pour fumer de manière plus sécuritaire son dispensés : ne pas inhaler la fumée, ne pas fumer ses cigarettes jusqu'à la fin, espacer le temps entre deux cigarettes, etc.

Dans la série de communiqués qui ont défilé sur les écrans de la salle d'audiences, l'un d'eux, datant de 1973, illustre particulièrement bien l'une des lignes de défense des cigarettiers : mettre la responsabilité sur le dos des fumeurs qui mettent leur santé en péril en toute connaissance de cause. Dans ce document, l'expression « maladies choisies » (« diseases of choice ») est lâchée. Comme pour l'endosser encore davantage, Albert Liston a déclaré devant le juge que « chaque personne est responsable de la nourriture qu'elle mange, de ce qu'elle fume, des médicaments qu'elle décide de prendre ou non.» (traduction libre)

Responsabiliser ou culpabiliser? D'aucun diront que la ligne entre les deux est bien mince.


Plus de 3 500 contaminants potentiels

La question du risque associée à la fumée n'est donc pas remise en question par Santé Canada, Dans un mémo datant de 1984 adressé au ministre et émanant de la Direction de la protection de la santé, il est même écrit noir sur blanc que  « la fumée de cigarette contient 3 800 produits chimiques, dont 50 à 100 sont connus ou soupçonnés être des agents carcérigènes ou toxiques. Il serait donc extrêmement difficile, voire impossible, d'éliminer tous ces poisons ou de créer un substitut au tabac dont la fumée ne soit pas toxique. » (traduction libre)

On peut en revanche encourager l'industrie à fabriquer des produits contenant moins de goudron, de nicotine et de monoxyde de carbone, ce que faisait Santé Canada en soumettant les manufacturiers à des cibles précises. Le tout, aux dires de M. Liston, dans un climat de bonne coopération où les manufacturiers se sont toujours comportés en bons élèves. Même quand la législation s'est raffermie, ce n'est pas parce que l'industrie avait transgressé les règles dictées par Santé Canada.


Des décisions politiques

Quand, en début de journée, Me Glendinning a examiné avec le témoin les organigrammes de Santé Canada, Albert Liston a eu l'occasion d'expliquer que la Direction pour laquelle il travaillait était le bras strictement scientifique du ministère. Une autre direction, plus versée dans les considérations sociales et politiques, était aussi à l'oeuvre, et c'est précisément elle qui a été responsable du resserrement de la réglementation pour l'industrie du tabac.

Selon le témoin, le resserrement des règles sur la publicité et les messages d'avertissement ont d'ailleurs été sans effet. Pour paraphraser le témoin, il s'agissait des décisions motivées par la politique et non par la science. Pour appuyer ces dires, il a notamment évoqué le fait que des efforts similaires et même encore plus contraignants avaient été menés en Italie et en Pologne et n'avaient pas porté fruits.

D'ailleurs, pour Albert Liston, la divulgation publique des informations relatives à la toxicité du tabac a ses limites. Si Santé Canada « veut fournir au consommateur une information utile pour l'aider à faire des choix », il n'est cependant pas souhaitable, pour l'ancien haut fonctionnaire, d'y aller trop dans le détail en fournissant une information scientifique exhaustive qui risquerait d'embrouiller l'esprit du public. Un point de vue que certains pourraient qualifier de paternaliste mais qu'Albert Liston a cru bon d'associer avec l'exemple des campagnes de vaccinations qui peuvent conduire à l'échec quand on explique trop en détail ce que les vaccins contiennent.


Le poids des mots

La pièce de résistance de cette courte journée qui s'est achevée avant le dîner aura été, selon l'auteur de ce blogue, la discussion autour du terme « addiction » et de son pendant plus innocent qu'est le mot « dependence ». Ici, une précision linguistique s'impose : alors que la langue française fait des deux termes des presque synonymes - ou du moins des mots très proches - la nuance sémantique est plus marquée en anglais, selon certains.

Deborah Glendinning a abordé le sujet de la terminologie avec un grand sourire, car elle savait quelle allait être la suite. À la question : « Selon-vous le tabac est-il addictif ? », la réponse du témoin a été sans appel : »Non, pas selon ma définition. »

Pour Albert Liston, qualifier le tabac de substance « addictive » c'est le mettre dans le même panier que les narcotiques, la morphine ou la codéine. « Le mot est exagéré, a-t-il dit en substance, et son usage n'est pas approprié quand on parle du tabac. Il y a une connotation sociale péjorative associée à ce terme. »

Plusieurs documents ont été déposés pour appuyer cet argument (dont les pièces 40001 et 40346.373 datant toutes deux de 1986). Dans le premier, Liston note, de manière assez virulente, que « le fait de dire que le tabac (nicotine) est « addictif » n'a aucun sens dans le contexte médical et pourrait faire remettre en question le jugement du Département sur les questions scientifiques.»  Dans le second, il évoque sa préoccupation quant à la réappropriation de ce terme par les groupes de lobby anti-tabac (« I am as well concerned that the choice of terms could have a significant impact on subsequent representation made to the Departement by the interested advocacy group. »)

Or, à la suite d'une décision des États-Unis (rapport du Surgeon General de 1988) d'utiliser le mot « addiction » en référence au tabac, Santé Canada demande en 1989 à la Société Royale du Canada de faire le point sur cette histoire de vocabulaire (pièces 40346.361 et 40346.362) et de produire un rapport qui permettra de trancher. 

Au grand dam d'Albert Liston qui, aujourd'hui encore, reste en désaccord avec les conclusions du rapport, la Société Royale du Canada conclut par l'affirmative : le mot « addiction » est adéquat quand on fait référence au tabac car, entre autres raisons, le terme «dépendance» est trop ambigu.

Malgré ces conclusions, il faudra quand même attendre cinq ans, en 1994, pour voir apparaître sur les paquets de cigarettes les alertes en lien avec l' « addiction » (en anglais) ou dépendance (en français)...

(Selon le Dr Juan Negrete, témoin-expert en dépendances, les vrais spécialistes anglophones en Amérique du Nord utilisent indistinctement les mots anglais addiction et dependence depuis le milieu des années 1960 (voir section 2 de son témoignage en avril). Selon le témoin-expert historien des sciences Robert Proctor, la distinction a été maintenue artificiellement en vie par quelques scientifiques amis de l'industrie du tabac.)


La carrière après la carrière

En fin d'avant-midi, Deborah Glendinning a laissé la parole à son confrère Simon Potter qui défend de Rothmans, Benson & Hedges (RBH). Il souhaitait aborder très brièvement la carrière d'Albert Liston après son départ de Santé Canada, en demandant par exemple au témoin quel pourcentage l'industrie du tabac représentait dans sa clientèle privée. Environ 15% a répondu Liston, qui a offert ses services à RBH, ITC, ainsi qu'au Conseil canadien des fabricants des produits du tabac.