samedi 5 octobre 2013

Une triste impression de déjà-vu

(PCr)
Rothmans, Benson & Hedges Inc, JTI-Macdonald Corp et Imperial Tobacco Canada Limitée, les principaux cigarettiers canadiens, prétendent que la Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et des dommages-intérêts liés au tabac (LRCSS) les empêche injustement de se défendre dans l'action judiciaire en recouvrement lancée contre eux par le gouvernement du Québec en juin 2012.

La LRCSS a été adoptée par l'Assemblée nationale du Québec en juin 2009. (Sur les visées et les origines de cette loi, le lecteur du blogue pourra relire cet écho paru dans le magazine Info-tabac.)


Une atteinte aux droits

Dès la fin d'août 2009, le trio des compagnies de tabac a entrepris la contestation en justice de la validité de la LRCSS, en invoquant la violation de certains articles de la Charte des droits et libertés de la personne, une loi québécoise dont la version originale a été adoptée en 1975 et à qui les législateurs ont donné un statut supérieur à toutes les autres lois québécoises.

Lundi et mardi de cette semaine, devant le juge Robert Mongeon de la Cour supérieure du Québec, au palais de justice de Montréal, les avocats des cigarettiers ont plaidé que la LRCSS violait l'article 23 et l'article 6 de la charte québécoise des droits et libertés de la personne.
L'article 23 se lit comme suit: « Toute personne a droit, en pleine égalité, à une audition publique et impartiale de sa cause par un tribunal indépendant et qui ne soit pas préjugé, qu'il s'agisse de la détermination de ses droits et obligations ou du bien-fondé de toute accusation portée contre elle. Le tribunal peut toutefois ordonner le huis clos dans l'intérêt de la morale ou de l'ordre public. »
L'article 6 stipule que « Toute personne a droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens, sauf dans la mesure prévue par la loi. ».

Une affaire jugée

Mercredi, pour le compte du Procureur général du Québec, Me Benoît Belleau a de son côté souligné que les cigarettiers canadiens ont servi la même argumentation aux tribunaux de la Colombie-Britannique et à la Cour suprême du Canada qu'ils servent aujourd'hui au juge Mongeon. À ceci près que l'industrie invoquait alors une protection découlant notamment des traditions judiciaires d'origine britannique ainsi que de la Charte canadienne des droits et libertés qui figure en première partie de la Loi constitutionnelle de 1982, elle-même la pièce-maîtresse de la constitution canadienne en vigueur depuis 1982.

Le résultat après des débats échelonnés sur sept ans: le plus haut tribunal du Canada, dans un jugement unanime rendu en 2005, a donné tort à l'industrie du tabac. La loi de la Colombie-Britannique, même si elle avait changé (élargi) les règles de la preuve admissible devant les tribunaux, était constitutionnellement valide, puisqu'elle n'empêchait pas les cigarettiers de jouir d'une défense authentique. Au cours des années suivantes, les autres provinces canadiennes ont donc adopté des lois sur le modèle britanno-colombien, en les imaginant à l'abri d'une contestation judiciaire, puis des poursuites ont été lancées contre l'industrie.

Me Belleau a également fait valoir le peu de pertinence des références à la Convention européenne des droits de l'Homme et à la jurisprudence afférente, exercice auquel s'étaient livrés Me Éric Préfontaine (Imperial) et Me François Grondin (JTI-Mac) les jours précédents.

Ironiquement, Me Belleau est peut-être, parmi tous les juristes des procès du tabac dont il a été fait mention sur ce blogue, celui qui survivrait le plus facilement dans l'environnement multilinguistique des tribunaux européens, où des services d'interprétation sont souvent à l’œuvre, lesquels profiteraient des fréquentes petites pauses que l'avocat québécois insère dans son exposé. Le bénéfice pratique pour notre côté fébrile de l'océan, c'est que le juge a le temps de prendre des notes, ce que l'honorable Robert Mongeon a fait, ce qui est peut-être la cause de son nombre très bas d'interventions. Quand le juge Mongeon a interrompu Me Belleau, ce dernier a utilisé cette vieille ruse des avocats qui consiste à dire qu'on allait justement aborder la question. Et le plus drôle, c'est qu'il a bien semblé à votre serviteur que c'était la vérité pure et simple.


Une charte pas si puissante

Histoire de ne pas tabler seulement sur l'argument de la chose jugée lors de la cause de la Colombie-Britannique contre les cigarettiers, Me Francis Demers et Me Marilène Boisvert ont ensuite passé en revue la jurisprudence établie par la Cour du Québec, la Cour supérieure du Québec et la Cour d'appel du Québec, en rapport avec l'invocation des articles 23 et 6 de la Charte des droits et libertés de la personne (CDLP), une loi dont les autres provinces ne sont pas dotées.

La conclusion qui semble couler de source de leur exposé, c'est que la notion de « pleine égalité » énoncée dans l'article 23 n'a pas été, au bout de 40 ans sous le régime de la CDLP, interprétée par les tribunaux du Québec comme un motif  pour empêcher un « gros » justiciable d'obtenir justice contre un « petit », dès lors que le procès ayant précédé le jugement avait permis aux parties en litige de se faire entendre complètement devant un tribunal indépendant et impartial. L'article 23 a été vu par les juges comme une simple codification d'un principe de « justice naturelle » et non pas un article visant à imposer des règles de procédure à l'encontre de celles que les législatures estiment utiles à l'administration de la justice.

Les substituts du Procureur général du Québec ont même pu citer des cas où l'Assemblée nationale avait voté des lois qui avaient changé l'issue d'un litige alors pendant devant un tribunal et qui n'ont pas été déclarées invalides par les tribunaux, lesquels, au Québec comme dans le reste du Canada, reconnaissent le principe de la « souveraineté parlementaire »

Un exemple récent et extrême est celui d'une loi spéciale votée en septembre 2011 à la demande de la Ville de Québec et qui a eu pour effet de mettre à l'abri de contestations judiciaires une entente qui était survenue entre la municipalité et la compagnie Quebecor concernant la gestion de la future arène de Québec. La loi est entré en vigueur alors même que l'entente en question était contestée devant la justice par un citoyen. La Cour supérieure du Québec a fait appliquer la loi et mis fin à la contestation.

Un des cas de jurisprudence de la Cour suprême du Canada examiné par les deux parties, Régie des rentes du Québec contre Canada Bread Company, est vieux de seulement trois semaines. Il concerne un changement à la loi sur les régimes de retraite complémentaire qui s'est produit durant le procès et en a modifié l'issue. « Je suis en retard de trois semaines », a confessé le juge Mongeon, au grand plaisir des avocats des deux bords.


Quand il faut choisir la ceinture ou les bretelles

« À quoi sert d'avoir un lanceur de dés impartial si les dés sont pipés », a demandé Me Grondin jeudi matin.

Ce jour-là, le procureur de Rothmans, Benson & Hedges Simon Potter, ainsi que ses confrères Préfontaine et Grondin ont de nouveau pris la parole, « en réplique ».

Me Préfontaine a demandé au juge Mongeon de relire l'arrêt de la Cour suprême de 2005 à la lumière d'une subtile analyse à laquelle il venait de procéder. Le magistrat n'a pas caché son amusement en rappelant que Me Potter l'enjoignait en début de semaine de considérer cet arrêt sans pertinence et de l'écarter de ses réflexions.

Les avocats des cigarettiers s'étaient également plaint souvent que la LRCSS a pour effet de retarder la prescription, c'est-à-dire de prolonger la période durant laquelle un justiciable conserve le droit de poursuivre une compagnie de tabac après avoir subi ou constaté un préjudice. Avec un sourire charitable, le juge a apostrophé Me Préfontaine : « Vous me dites que l'article 23 vous donne un droit constitutionnel à ce que la prescription ne change jamais ? » (citation approximative)

En réplique à l'analyse de Me Boisvert, Me Grondin a fait valoir que l'inclusion dans la charte québécoise des droits et libertés d'une clause sur le droit de propriété (article 6) ne pouvait pas avoir eu pour effet de diminuer la protection de ce droit par rapport à la protection antérieurement disponible sous le régime du seul Code civil. L'apparent gros bon sens de l'argument n'a pas empêché le juge Mongeon d'exprimer son doute que les municipalités qui votent un zonage qui gêne la jouissance du droit de propriété de quelqu'un devraient à chaque fois s'en justifier à l'encontre d'une soudaine invocation en justice de l'article 6 de la CDLP.

Le juge Mongeon a cherché à faire admettre à Me Grondin que dans l'action judiciaire en recouvrement, où le procès a commencé en juin 2012, les compagnies de tabac veulent accéder aux biographies médicales des patients parce qu'elles ne pensent pas pouvoir autrement mettre en doute la relation de causalité entre tabagisme et maladies.


Déjà vu ? Comment cela ?

Les débats de la semaine ne sentent pas seulement le réchauffé pour la raison qu'ils ont été en bonne partie tenus au Canada anglais durant le premier lustre du 21e siècle, lors du cheminent de la cause du gouvernement de la Colombie-Britannique contre l'industrie canadienne de la cigarette.

En fait, à l'automne 2010, devant le juge Paul Chaput de la Cour supérieure du Québec, au palais de justice de Montréal, le même trio de plaideurs du ministère public (Belleau, Demers et Boisvert) avait déjà échangé essentiellement les mêmes arguments avec les avocats de l'industrie, notamment le vétéran Simon Potter.

C'était lors d'une requête de la Procureure générale du Québec pour faire déclarer irrecevable la démarche de l'industrie. Vaine tentative puisque le juge Chaput devait finalement rejeter la requête du ministère public.

Votre serviteur, alors journaliste à la revue Info-tabac, avait assisté aux plaidoiries. Entre autres choses, les inflexions de voix et les grands gestes dramatiques de Me Potter empêchaient que l'auditoire puisse ne pas saisir le message de l'injustice qui s'abattait sur les cigarettiers.

Le public ne pouvait pas manquer non plus de remarquer que face aux trois procureurs du ministère québécois de la Justice, c'était un groupe beaucoup plus considérable d'avocats des compagnies de tabac qui se plaignaient que leurs clientes ne puissent pas « lutter à armes égales ». Dans ces moments-là, il est heureux qu'une caméra de télévision ne fasse pas mal paraître certains propos ou certaines poses.


* *

Jeudi, c'est avec philosophie et espièglerie que le juge Mongeon a confié aux juristes présents qu'il s'attendait à ce que son verdict soit l'objet d'appels devant des tribunaux supérieurs. Plus tôt cette semaine, l'honorable Robert Mongeon avait souligné comment le métier de juge de première instance doit rendre un homme modeste, mentionnant qu'à propos de son jugement dans l'affaire Kazemi, la Cour d'appel a écrit 73 paragraphes pour dire qu'il avait tort sur un point.. (Les parties dans cette affaire ont désormais rendez-vous en Cour suprême en 2014.)

Les remerciements et éloges du juge aux juristes forcent à penser qu'il a aimé le ton courtois et la hauteur du débat de la semaine.

La langue française a été à l'honneur et bien servie toute la semaine.

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Le procès intenté contre RBH, JTI-Mac et ITCL par des collectifs de personnes atteintes de cancers ou d'emphysème ou de dépendance au tabac reprend lundi.

Un ancien vice-président au marketing d'Imperial Tobacco, Anthony Kalhok, sera alors de retour au tribunal, cette fois-ci comme témoin de la défense.