lundi 11 mars 2013

122e jour - 7 mars - La ceinture et les bretelles, et la présence annoncée de Neil Collishaw

Pour savoir comment activer les hyperliens vers les pièces au dossier de la preuve, voyez les instructions à la fin du présent message.

Jeudi, les procureurs des recours collectifs de victimes de l'industrie du tabac ont continué de faire verser des documents au dossier de la preuve lors du procès devant le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec .

Banal ? Non pas si on prend conscience que ces documents étaient DÉJÀ pour la plupart dans le dossier de la preuve, mais en vertu d'un jugement qu'a rendu l'honorable Brian Riordan le 2 mai dernier, et qu'ils y seront désormais en vertu de ce jugement ET de l'article 2870 du Code civil du Québec tel qu'interprété par ce même magistrat à l'occasion de deux autres jugements, ceux-là rendus en janvier dernier (voir le jugement du 10 janvier qui est rédigé en français).

Les trois jugements concernent principalement des documents dont l'auteur et tous les destinataires sont morts, un phénomène courant lorsqu'il s'agit d'examiner la conduite de quatre (maintenant trois) compagnies de tabac durant une période qui commence en 1950 et finit en 1998.

Les procureurs de la partie demanderesse ont pris depuis le début de l'année 2013 la précaution de réenregistrer un maximum de pièces dites 2-M du dossier, au cas où le jugement du 2 mai serait l'objet d'un appel victorieux devant d'autres tribunaux.

Dans son jugement du 2 mai, le juge Riordan rendait une décision en application de l'article 403 du Code de procédure civile et en invoquant des jugements, de la doctrine et du gros bon sens. D'une certaine manière, le juge a en janvier rattaché encore plus solidement l'esprit de son jugement de mai au droit positif pointu en centrant son analyse sur l'article 2870 du Code civil du Québec. Théoriquement, cette interprétation pourrait elle aussi être contestée. Les cigarettiers devraient cependant renverser ce jugement ET celui du 2 mai.

Le plus triste est que cette entreprise de réenregistrement concerne l'authenticité ou la véracité des pièces, et non pas leur exactitude ou leur valeur probante. Personne ne dit encore : voilà ce que cette pièce-là ou cette pièce-là prouve. Le temps est à l'accumulation des munitions, et non à leur utilisation.

Autrement dit, il y a désormais dans le dossier de la preuve des documents vrais, authentiques, qui disent, par exemple, que le vice-président Machin-Truc de la compagnie Tabaco au Canada a vraiment écrit en 1975 à M. Machin-Chouette de la compagnie Tabaco International en Absurdistan pour lui dire que les cigarettes Bidule sont aussi toxiques que les cigarettes Patente. La question de savoir si les cigarettes Bidule sont plus ou moins toxiques que les cigarettes Patente n'est pas tranchée et elle ne le sera probablement pas lors de ce procès. Par contre, si un collègue de Machin-Truc dans la haute direction de Tabaco a écrit en 1974 à Mme Chose de l'aluminerie Alcoco que les cigarettes Bidule étaient moins toxiques que les cigarettes Patente, et que cette lettre authentique est aussi dans le dossier, les procureurs de la partie demanderesse pourront dire que quelqu'un s'est fait f...dire un mensonge, et ce sera un élément de leur preuve que les compagnies n'ont pas agi avec honnêteté.

Quand les procureurs des recours collectifs vont-ils exposer le fil conducteur entre toutes ces masses de documents qui sont authentiques ? Réponse : lors de leur plaidoirie, après que la défense aura elle-aussi fait entrer tous les documents et les témoignages dont elle a besoin pour contrer cette preuve.

En attendant, on peut seulement anticiper sur le dommage que les documents en question causeront à la réputation des cigarettiers.

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Le processus du réenregistrement n'est pas sans danger pour la partie demanderesse et sans bénéfice possible pour les défenseurs des cigarettiers. De temps en temps, après avoir entendu les représentations de la partie défenderesse, le juge sort une pièce du dossier au lieu de lui donner une autorisation supplémentaire d'y figurer. Le juge ne manquera pas de lecture pour autant.

La pièce 917, par exemple, a été retirée du dossier de la preuve. Il s'agissait d'une lettre de 1958 où le grand patron de Rothmans au Canada à l'époque, Patrick O'Neil-Dunne, racontait à son homologue d'une filiale australienne de l'empire Rothmans (maintenant absorbé par Philip Morris International) :

« À Londres, j'ai assisté tant à la session ouverte qu'à la session secrète du 7e congrès international sur le cancer.  La vue officielle des services de santé publique des gouvernements britannique et américain (aussi soutenue par les Russes et l'Allemagne de l'Est, sans parler de plusieurs pays plus petits), c'est que 
a) les médecins dans ces pays ne vont plus argumenter à propos d'un lien ou de l'absence de lien (entre le tabagisme et le cancer du poumon). Ils fonctionnent sur l'idée qu'il y en a un.
b) Statistiquement, le lien est absolu.
c) Chimiquement et biologiquement, le lien a été prouvé hors de tout doute sur des animaux.
d) Concernant la présomption que personne ne peut arrêter l'espèce humaine de fumer, la question est simplement de savoir ce que la profession médicale et l'industrie du tabac font faire à ce sujet. »

Grosso modo, aux yeux de Simon Potter, défenseur de Rothmans, Benson & Hedges, la qualité d'Australien en Australie du destinataire de la lettre enlève à cette lettre sa pertinence dans le procès actuel. Le juge a conclu de même, bien qu'on ne sache pas si c'est l'argument « down under » de Me Potter qui a fait mouche.

Le document en question ne figure pas dans la collection de la bibliothèque en ligne Legacy Tobacco Documents.  Fort heureusement, le document est accessible dans les archives de Médecins pour un Canada sans fumée.

Parlant de Médecins pour un Canada sans fumée...


L'oeil de Neil Collishaw

Jeudi, le juge Brian Riordan a autorisé les procureurs des recours collectifs à garder auprès d'eux, pour les conseiller durant les auditions, une des nombreuses personnes issues du milieu gouvernemental qui se trouvent dans la liste de celles que les défenseurs de l'industrie du tabac disent souhaiter faire venir à la barre des témoins à un moment quelconque de la prochaine année, durant la preuve en défense.

(Ce genre de liste contient le nom de certaines personnes dont on ne verra jamais la face, et il y aura des personnes qui ne sont pas encore annoncées mais que la défense voudra interroger. C'était pareil avec la liste des témoins que voulaient originalement convoquer les recours collectifs.  Il est impossible aux avocats de tout prévoir, surtout dans un procès d'une telle longueur.)

Le juge Riordan a cependant fixé des conditions : que le témoignage de l'ancien fonctionnaire fédéral en question ait été enregistré avant d'accomplir son mandat de consultant auprès de la partie demanderesse. Le magistrat a demandé aux défenseurs des cigarettiers de planifier la comparution de Neil Collishaw dès le début de la partie de leur preuve en défense qui concerne les responsabilités de la Couronne fédérale, afin qu'il puisse répondre aux interrogations des avocats sans être influencé par ce qu'il aurait pu entendre des autres témoins convoqués par la partie défenderesse.

Après cinq ans dans le journalisme de santé publique, il est très difficile pour votre serviteur d'imaginer que les bribes de souvenirs et les couplets appris par cœur de la plupart des témoins issus de l'industrie canadienne du tabac puissent influencer un observateur systématique et de longue date de cette industrie comme Neil Collishaw. Cependant, les témoins issus du milieu gouvernemental, -- et il n'y en a eu aucun jusqu'à présent --, pourrait théoriquement avoir plus de mémoire et d'audace. Parmi la vingtaine de témoins issus du milieu gouvernemental que l'industrie annonce vouloir interroger, il pourrait s'en trouver un qui ait à la fois une vue d'ensemble et un souvenir des détails, et qui attend d'aboutir devant un tribunal pour disculper enfin l'industrie du tabac, et qui n'aurait jamais rien écrit ou dit. Trouver un pareil oiseau rare serait assurément un coup de théâtre dans un procès.

En fin de compte, les précautions imposées par le juge relèvent cependant des usages courants lors des procès. Les avocats des recours collectifs pouvaient demander plus au juge mais ne pouvaient pas raisonnablement espérer plus.

L'industrie, qui semble toujours souhaiter rejeter le blâme de sa conduite sur le gouvernement fédéral canadien, a tout intérêt à tenir loin des tribunaux les hommes qui en démêlent autant ou davantage que Collishaw, car ils peuvent être des témoins redoutables. Par contre, un témoin ne fait qu'une brève apparition alors qu'un conseiller des avocats, lui, reste dans les parages longtemps. Alors si un rôle exclut l'autre, on comprendra les deux parties adverses de voir les risques différemment.

Me Catherine McKenzie, pour le compte de JTI-Macdonald, a tenté de convaincre le juge qu'il ne fallait pas faire grâce aux demandeurs d'utiliser un des témoins « de l'industrie » (c'est-à-dire sur la liste de l'industrie).

Dans le monde de la lutte contre le tabagisme au Canada, grande est la renommée de Neil Collishaw, qui travaille depuis plus de vingt ans aux recherches sur l'industrie du tabac de l'organisme Médecins pour un Canada sans fumée, et qui a publié moult découvertes. Avant cela, sa carrière l'a fait travailler pour le ministère fédéral canadien de la Santé à Ottawa, et pour l'Organisation mondiale de la santé à Genève, à la même époque que celui qui allait concevoir et faire adopter en 1998 la première Loi sur le tabac au Québec, le Dr Jean Rochon. Tous ceux qui dans le monde des politiques publiques s'intéressent notamment aux rapports financiers des multinationales du tabac sont des héritiers de Collishaw, et cela n'est qu'un aspect de ses connaissances encyclopédiques.

Entre autres, M. Collishaw a reçu en 1992 un Certificat du mérite de l'Association canadienne pour la santé publique, puis en 2006 par le truchement de cette même organisation, un prix international Sanofi-Pasteur. Le prix Sanofi-Pasteur n'est allé depuis qu'à des médecins, genre laborantins avec microscope. Les vecteurs de maladies qu'étudie Neil Collishaw sont intelligents et ne se laissent pas facilement glisser sous les lentilles des chercheurs, mais des avocats peuvent leur faire un procès.

Celui que vous suivez se continue cette semaine.

On y verra notamment la suite du témoignage de Wayne Knox, un ancien du marketing d'Imperial Tobacco Canada. Il n'a pas encore été question de M. Knox sur ce blogue, bien que l'auteur ait assisté à la 114e journée du procès, quand le bonhomme a fait sa première apparition. Son retour à la barre permettra une plus ample présentation.


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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès contre les trois principaux cigarettiers canadiens, IL FAUT commencer par

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm


2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
3) puis revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens au besoin,
ou
utiliser le moteur de recherche sur place, lequel permet d'entrer un mot-clef ou un nombre-clef et d'aboutir à un document ou à une sélection de documents.