samedi 15 décembre 2012

93e jour - 11 décembre - Le juge Riordan donne un nouveau rendez-vous au témoin Wigand

Au procès des principaux cigarettiers canadiens au palais de justice de Montréal, le juge Brian Riordan a décidé mardi midi de renvoyer le témoin Jeffrey Wigand chez lui, au Michigan, et de lui demander d'apporter avec lui certains des documents dont les défenseurs d'Imperial Tobacco ont dit avoir besoin pour pouvoir terminer son contre-interrogatoire, quand il comparaîtra à nouveau d'ici la mi-février.

Cette décision a été, au retour de la pause du midi, la réponse du juge à la requête d'Imperial Tobacco Canada (ITCL) déposée devant lui lundi matin, avant l'assermentation du témoin.

Dans sa décision (lue mais pas encore disponible en ligne), le juge a cependant refusé d'adresser un blâme aux avocats des recours collectifs, ce qu'ITCL voulait. Il a même plutôt blâmé, à mots feutrés, Imperial pour ses manières de procéder (dont nous verrons plus loin les détails).

Avant de se retirer pour réfléchir, le juge Riordan avait laissé le procureur des recours collectifs Bruce Johnston avancer en début de matinée l'interrogatoire de M. Wigand qu'il avait commencé lundi.  Il y a eu aussi un premier contre-interrogatoire par Me Deborah Glendinning d'ITCL. Les questions des deux parties visaient surtout à apporter de l'eau au moulin des plaidoiries qui allaient suivre.

Le juge a ensuite entendu Me Suzanne Côté, pour le compte d'ITCL, plaider en faveur de la requête, et Me André Lespérance, au nom des recours collectifs, s'y opposer.


Jeffrey Wigand et ses oeuvres

Du début de janvier 1989 à mars 1993, Jeffrey Wigand était le vice-président à la recherche et au développement chez le cigarettier Brown & Williamson, de Louisville au Kentucky.  À partir de 1991, son employeur ajouta les affaires environnementales à ses responsabilités.

(Brown & Williamson (B & W)a fusionné en 2004 avec R. J. Reynolds Tobacco, sous le contrôle de Reynolds American Inc, un conglomérat qui est de son côté contrôlé à 42 % par British American Tobacco (BAT). BAT possède 100 % d'ITCL.)

Mardi, l'interrogatoire a permis de faire entrevoir les hauts et les bas de la carrière du chimiste depuis qu'il a été démis de ses fonctions chez B & W.

Des bas, à tout le moins salariaux, quand il a dû enseigner les sciences dans une école secondaire du Kentucky pour le dixième de son salaire comme cadre dans l'industrie du tabac.

Conférence de Jeffrey Wigand 
dans une école
Des hauts depuis qu'il passe son temps à faire des conférences dans des facultés de médecine ou de droit, ou dans les écoles secondaires et élémentaires (voir la page de sa fondation Smoke-Free Kids), ou quand il est consultant pour divers gouvernements d'Europe et d'Amérique et pour l'Organisation mondiale de la santé. M. Wigand a notamment conseillé le ministre fédéral canadien de la Santé, Allan Rock (1997-2002) au sujet des cigarettes à inflammabilité réduite.

Des bas, sûrement du côté de la santé. Jeffrey Wigand, ces jours-ci, se promène d'un pas mal assuré avec une canne à la main et il ne refuse pas de s'asseoir durant son témoignage, ce que la plupart des témoins refusent de faire.

Lundi, en quittant la salle d'audience au moment où les avocats avaient une question à résoudre en l'absence du témoin (un événement courant durant ce procès), M. Wigand a fait un faux pas et est tombé.  Me Kevin LaRoche et Me André Lespérance se sont précipités à son secours, il s'est relevé, et a quitté seul la salle, peut-être plus gêné de l'effroi qu'il a momentanément inspiré à tout le monde que blessé physiquement.

N'empêche que mardi, quand le témoin a expliqué à Me Johnston pourquoi il n'était pas à son domicile au Michigan quand un détective privé agissant pour le compte d'Imperial Tobacco a voulu lui livrer une assignation à produire des documents lors de sa comparution prochaine à Montréal, l' « alibi » a paru évident : Jeffrey Wigand était parti recevoir des traitements pour son dos dans une clinique médicale située très loin de son domicile. Pour ceux qui douteraient encore, Me Bruce Johnston a offert de produire des titres de transport et des reçus qui prouvent les déplacements de M. Wigand aux dates en question.


Un chimiste différent des autres dans ce procès

L'auteur du présent blogue a souvenance que dans les années 1970, quand il fréquentait l'école élémentaire ou l'école polyvalente, on a projeté à sa promotion de jeunes Québécois un film où était montrée l'ablation d'un poumon nécrosé et expliqué le rôle des minuscules cils qui tapissent une bonne partie des voies respiratoires et participent à l'expectoration du mucus chargé des poussières ou des cendres de l'air inhalé.  Ce mucus risquerait autrement de gêner la respiration. Lorsque quelqu'un éternue, se mouche ou tousse et crache, il expectore.

Gardez vos cils en mémoire un moment, et revenons à nos moutons.

Depuis le début du procès en mars, le tribunal a vu défiler plusieurs témoins scientifiques, plus précisément des hommes formés en chimie ou en génie chimique ET chargés au sein des entreprises cigarettières de concevoir ou de contrôler les caractéristiques physico-chimiques des produits du tabac et de leur fumée : Andrew Porter, Pierre-Francis Leblond, Raymond Howie, John Hood et Norman Cohen.

Même si, contrairement aux autres témoins issus de l'industrie, les chimistes de formation qui ont comparu au procès n'ont pas servi une réponse trop facile du genre « je ne suis pas scientifique », à chaque fois qu'il aurait fallu tirer des conclusions logiques de l'examen des faits, on ne peut pas dire que ces chimistes de l'industrie ont été très éclairants, en particulier lorsqu'il a été question des additifs aux cigarettes. Aucun ne s'est « mis à table », même si, malgré des aveux, personne ne serait accusé de quoi que ce soit devant la justice.

Les chimistes ont même été parfois confondants, sans qu'on sache à chaque fois si c'était par une soudaine confusion mentale, par un intrigant manque de curiosité intellectuelle, ou du fait d'une mauvaise volonté propre à plaire à leur ancien employeur.  Heureusement, les documents écrits étaient souvent plus parlants. 

Jeffrey Wigand n'a pas été appelé par les procureurs des recours collectifs en tant qu'expert en chimie, mais lui aussi en tant que témoin de faits, et particulièrement au sujet de la politique de destruction ou de censure des documents internes qui s'est appliquée dans l'empire British American Tobacco à partir de la fin des années 1980, quand les avocats des compagnies ont imposé leurs priorités.

Il n'en demeure pas moins que le savant et vulgarisateur scientifique semblait vouloir percer sous l'icône du transfuge le plus célèbre de l'industrie cigarettière, lors de son interrogatoire par Me Johnston, en particulier lundi.
molécule de glycérine

Des documents versés au dossier de la preuve au procès actuel montrent que l'industrie canadienne ajoute entre autres des humectants au tabac, afin de lui éviter de trop sécher, et certains de ces documents mentionnent la glycérine dans le lot des ces humectants, tout en s'empressant de dire qu'on trouve de cette substance dans divers aliments préparés ou médicaments.

Jeffrey Wigand n'a pas eu d'hésitation à confirmer que la liste d'additifs G.R.A.S. ou Generally Recognized As Safe (généralement reconnus comme surs), à laquelle se référait l'industrie du tabac de son temps, concernait des substances en usage dans les aliments et les cosmétiques.
molécule d'acroléine

Puis il a ajouté, à l'adresse de Me Johnston et du juge Riordan : « Vous devez comprendre que lorsque vous brûlez un additif, il ne reste pas tel quel. (...) Quand vous brûlez de la glycérine, vous formez de l'acroléine. L'acroléine est une substance tumérogène et rend statiques les cils dans les voies respiratoires. En gros, les cils tombent et ne sont plus capables d'expectorer (le mucus chargé de particules de la fumée). »

Personne ne sait si le juge a vu dans sa tête l'image des bronches et des bronchioles du fumeur obstruées, ce qu'a revu dans sa tête l'auteur du blogue, et peut-être certains avocats de son âge.

Bien entendu, le tribunal va, l'hiver prochain, entendre comme témoins-experts des médecins qui pourront expliquer cela encore mieux, peut-être avec des illustrations, et nommer les maladies qui découlent de l'inhalation régulière de fumée du tabac.

N'empêche que si M. Wigand a appris et compris ce genre de liens entre le contenu des cigarettes et des tumeurs, tout en étant chimiste et biochimiste et non pas médecin, il n'y a pas de raison de penser que c'était hors de portée des docteurs en chimie de l'industrie. 

Chez les militants de lutte contre le tabac dont l'auteur couvre les activités depuis bientôt cinq ans, il n'y a pas d'idéalisation de Jeffrey Wigand, qui aurait pu savoir bien avant d'entrer dans l'industrie du tabac que la pratique des chercheurs s'y écarte de l'idéal scientifique qu'il veut servir aujourd'hui. À quelle époque utopique faudrait-il remonter pour trouver des scientifiques de l'industrie du tabac qui partagaient leurs découvertes, qui les publiaient, comme des chercheurs universitaires le font ?

Tout de même, quand on compare Wigand avec la plupart des autres témoins à ce procès jusqu'ici, et quand on sait que les avocats de l'industrie du tabac l'attendent avec une brique et un fanal dans tous les procès où il accepte de témoigner, pendant que les fidèles collaborateurs de l'industrie coulent de paisibles retraites, il est surement difficile aux spectateurs judiciaires de ne pas apprécier la générosité ou la combativité du bonhomme.

Avec le témoignage de Jeffrey Wigand, comme avec celui de Robert Proctor en novembre, les habitués du procès ou les militants de la santé publique pouvaient avoir l'impression que le sous-marin du procès faisait enfin surface pour prendre l'air. 


Contre-interrogatoire : première période

Le contre-interrogatoire de Jeffrey Wigand mardi par l'avocate Deborah Glendinning d'Imperial Tobacco Canada a commencé et a été suspendu assez tôt pour que le tribunal puisse ensuite entendre les plaidoiries des deux parties sur la requête d'Imperial Tobacco qui visait à faire condamner comme abusive la conduite des avocats des recours collectifs.

Me Glendinning est parvenu à montrer que le témoin avait, à défaut de l'envie et du temps, le pouvoir de produire certains documents pour répondre aux demandes d'Imperial, et qu'il ne l'a pas fait, entre autres sur l'avis de Me André Lespérance.

Elle a par contre échoué à faire passer le témoin pour un pacha de la lutte contre le tabagisme. On peut se demander si ce genre d'interrogatoire sert à arracher à Jeffrey Wigand des aveux qui lui feraient réellement perdre sa crédibilité aux yeux d'un homme expérimenté comme le juge Riordan ou un autre juge, ou des aveux qui serviraient un jour devant un jury populaire aux États-Unis, potentiellement envieux des comptes de dépenses du témoin.

Quand l'ancien vice-président à la recherche et au développement de B & W viendra compléter son témoignage en février, d'autres défenseurs des compagnies de tabac pourront lui poser d'autres questions.


Démarches et requête d'ITCL concernant Wigand

Du 27 au 30 novembre 2012, Osler, Hoskin & Harcourt, le cabinet juridique qui défend Imperial Tobacco Canada, avait essayé six fois de faire livrer à Jeffrey Wigand, par un détective privé du Michigan, une assignation à produire une série de documents lors de sa comparution au palais de justice de Montréal à partir du 10 décembre.

Comme cela ne marchait pas (et cela parce que, comme nous le savons maintenant, le témoin Wigand était alors en cure pour son dos à 700 kilomètres de là), les avocats d'ITCL ont alors passé par le système de justice des États-Unis, et alerté un juge américain.

Pour couronner le tout, les avocats d'ITCL ont de nouveau fait servir à Jeffrey Wigand l'assignation à produire l'abondante documentation demandée, lundi soir, quelque part entre la salle d'audience du procès et la chambre d'hôtel du témoin.

Le procureur André Lespérance des recours collectifs a souligné que la défense a eu plusieurs mois de préavis pour pouvoir adresser sa demande de documentation au témoin Wigand. Des demandes faites si près du jour de la comparution n'étaient plus valides en vertu du Code de procédure civile. Me Lespérance s'est demandé si on n'assistait pas à de l'intimidation de témoin et a estimé que l'abus était plutôt dans la conduite de la partie défenderesse que de son côté. C'est la première fois dans ce procès que ce patient avocat paraissait près de sortir de ses gonds.

En se faisant exposer les démarches des défenseurs d'ITCL, le juge Riordan a dit comprendre leur préoccupation mais a déploré qu'ils ne soient pas venu demander son aide à lui.


Ce que le juge Riordan a exigé mardi 

Après avoir examiné ce que la défense d'ITCL demandait comme documents à Jeffrey Wigand en vue de son contre-interrogatoire, le juge Riordan lui a demandé d'apporter les documents suivants quand il viendra comparaître de nouveau au palais de justice de Montréal (c'est une liste plus courte que celle qu'envisageait la défense d'ITCL) :
  • une liste des montants reçus comme salaire, honoraire ou autre compensation pour services rendus, à l'exclusion des dépenses, à la fondation Smoke-free Kids, et cela depuis la création de cet organisme;
  • les contrats de consultant, ou autres contrats prévoyants une compensation, auprès de cabinets juridiques impliqués dans une cause contre des compagnies de tabac;
  • tous les registres montrant des paiements reçus de Ron Motley Enterprises, s'il y a lieu, et reçus s'il y a lieu d'autres firmes d'avocats engagés dans une cause contre des compagnies de tabac, le tout avec la preuve d'une annulation ou d'une remise de dette;
  • une copie de toutes les déclarations 990 (Form 990 Returns) soumises par la fondation Smoke-free Kids au gouvernement des États-Unis depuis la création de cet organisme.

Le juge québécois a ordonné que les dépenses que devra faire le témoin Wigand pour se conformer à cette décision, y compris ses frais de déplacement à Montréal, soient remboursés par le cigarettier.

Il a fallu encore plusieurs minutes au juge Riordan pour faire prendre conscience à Me Glendinning d'Imperial qu'elle devait faire arrêter tout de suite la procédure auprès de la justice américaine au sujet du témoin Wigand, dès lors que lui, Riordan, avait pris les choses en main avec son jugement. L'échange était pourtant dans la langue de Me Glendinning. Dure journée.

Sera-t-on étonné s'il n'est nullement question de chimie du tabac lors du contre-interrogatoire de février prochain ?

* *


Dernier fait d'importance à signaler : durant deux jours, les 10 et 11 décembre, la salle d'audience a été pleine de journalistes et d'autres curieux, ce qui s'est produit très rarement depuis mars. 

Cela ne devrait rien changer au jugement final de l'honorable Brian Riordan, mais cela a fait parler d'un procès qui ne mérite pas de passer inaperçu.