mardi 2 octobre 2012

64e jour - 1er octobre - Le dromadaire qui ne pouvait pas se passer de nicotine

À l'aube des années 1950, Camel caracolait au sommet de la popularité parmi les marques de cigarettes vendues aux États-Unis. Les annonces de Camel, comme moult annonces à l'époque, étaient affirmatives et verbeuses. (Sur le site de la bibliothèque Lane de l'École de médecine de l'Université Stanford, vous pouvez voir cet exemple daté de 1951).

Au début des années 1980, la marque, que RJR Tobacco avait lancée en 1913, avait perdu beaucoup de son prestige et de son poids sur le marché, notamment au profit de la célébrissime Marlboro du cigarettier Philip Morris. Chez RJR, il fut décidé de redonner de la vigueur à la Camel.

C'est ici qu'entra en scène, dans des annonces suggestives qui pouvaient rejoindre même un public analphabète, Joe Camel, un personnage dessiné avec une tête de camélidé, le plus souvent avec une cigarette à la gueule. (En anglais, le mot camel désigne autant un chameau qu'un dromadaire, comme celui représenté avec réalisme sur les paquets.)
Annonce de 1989 visible sur le
site de l'École de médecine
de l'Université Stanford
Les placements publicitaires de RJR rendirent Joe Camel si omniprésent qu'au début des années 1990, comme l'ont constaté des médecins chercheurs en santé publique dans un article publié en décembre 1991 dans le Journal of the American Medical Association, Joe Camel était devenu aussi connu des enfants de six ans aux États-Unis que Mickey Mouse, l'emblème des productions culturelles destinées aux jeunes enfants.


Le monde comme banc d'essai du marketing aux États-Unis

Ce que le procès des trois grands cigarettiers canadiens en Cour supérieure du Québec a permis de comprendre hier (lundi), c'est qu'avant de résusciter Camel sur le marché américain, les spécialistes du marketing ont commencé par faire un gros succès de la marque sur les marchés étrangers.

Le stratège du marketing qui, durant son séjour chez RJR Tobacco International de 1983 à 1987, avait orchestré la croissance des ventes de Camel hors des États-Unis (pièce 661) fut engagé en 1988 par la filiale américaine de l'empire RJR, vraisemblablement pour répéter ses formules à succès sur le marché intérieur. Dans l'intervalle, de 1987 à 1988, cet homme, qui s'appelle Peter Hoult, fut le président et chef de la direction de la compagnie canadienne RJR-Macdonald. En fin de compte, le brillant parcours de Hoult dans l'univers de la cigarette a pris fin abruptement peu de temps après son engagement par la filiale américaine, dans des circonstances qu'il a évoquées lors de sa première journée de témoignage devant le tribunal du juge Brian Riordan.  Joe Camel, par contre, a connu la notoriété que l'on sait.

En 1984, comme le montre la pièce 661 au dossier, les stratèges de RJRTI planifiaient d'associer Camel au football, le vrai, celui que les Nord-Américains appellent le soccer, un sport populaire auprès de masses de gens sur Terre. Or un document de janvier 1982 versé en preuve hier (pièce 659) montre qu'au Canada, RJR-Macdonald a acheté de la publicité pour sa marque fétiche Export A dans le magazine Junior Hockey.  Et qui était alors le vice-président exécutif au marketing, à la recherche et au développement, et aux ventes de RJR-Mac?   Vous avez deviné.  Lors de son interrogatoire d'hier par Me Philippe Trudel des recours collectifs, qui voulait savoir si Peter Hoult savait quels âges ont les joueurs du hockey junior, le témoin a déclaré qu'il ne connaît rien au hockey (I don't know anything about hockey.)

Alors que Peter Hoult y était en charge du marketing, en 1979-83, RJR-Macdonald, observée avec attention et conseillée par la maison-mère RJRTI en Caroline du Nord (pièce 668), a fondé de grands espoirs sur l'insertion sur le marché canadien de la marque Tempo. Lors de l'interrogatoire de M. Hoult, Me Trudel a cherché à savoir quelle était la clientèle vraiment visée par la compagnie canadienne dans ses annonces de Tempo. (pièce 670)

Ébauches d'annonces de Tempo pour des magazines  (pièce 670)

Des annonces de cette marque placardées en divers endroits publics à Ottawa en 1985 avaient suscité une vive réaction des organismes de lutte contre le tabagisme ainsi que des échos dans la presse, tel ce reportage de la télévision anglaise de Radio-Canada.  C'est peut-être ce qui a valu à la masse des jeunes Québécois d'être épargnée par cette offensive publicitaire, un fait qui a inspiré à Me Doug Mitchell, défenseur de JTI-Macdonald (le nom de RJR-Macdonald depuis 1999), de s'objecter au versement de la pièce 670 au dossier de la preuve. Le juge Riordan a rejeté l'objection.


Offrir une « alternative » aux fumeurs qui songent à arrêter de fumer

La comparution d'un acteur-clef du marketing du tabac comme Peter Hoult a aussi permis aux procureurs des recours collectifs de mettre en lumière les efforts de RJR-Macdonald pour « offrir au fumeur un moyen de sortir de son dilemme quand il veut fumer des cigarettes à basse teneur en goudron et nicotine mais a connu une expérience insatisfaisante avec ces cigarettes »

Quand Me Trudel a montré à M. Hoult l'annonce ci-contre (pièce 572) et lui a demandé si le dilemme (auquel faisait face le fumeur ciblé par la pub) n'était pas celui de fumer ou de cesser de fumer, le témoin n'a pas tenté de patiner et a admis que dans ce cas, c'était le dilemme.  Huit autres annonces de Vantage ont été versées comme pièces au dossier de la preuve (pièces 572 A à G). Hélas, aucune n'est en français (ce qui ne veut pas dire que RJR-Mac s'est abstenu de faire campagne auprès des francophones). 

Toute une série de pièces au dossier passées en revue lundi (pièces 662 à 672) montre que les spécialistes du marketing de RJR-Macdonald et de la maison-mère savaient très bien ce qu'ils faisaient.


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Des nouvelles de la Cour d'appel du Québec

À force de « frapper toutes les balles possibles vers le champ » (la métaphore vient d'un des avocats dans le procès), autrement dit à force de faire appel devant la Cour d'appel du Québec de jugements interlocutoires de l'honorable Brian Riordan, les avocats d'Imperial Tobacco Canada (ITCL), de Rothmans, Benson and Hedges (RBH) et de JTI-Macdonald (JTI-Mac) finiront peut-être par réaliser un coup de circuit.

Pour le moment, Me Marc Beauchemin, pour le compte des recours collectifs, attrape toutes les balles, c'est-à-dire qu'il réussit à convaincre les juges de la Cour d'appel de rejeter les appels des cigarettiers, voire de refuser d'entendre les appels.

Vendredi dernier, quelques minutes seulement après avoir entendu les plaidoiries des avocats Suzanne Côté (ITCL), Simon Potter (RBH), Guy Pratte (JTI-Mac) et Marc Beauchemin, les juges Jacques Dufresne, François Pelletier et Louis Rochette, ont rendu une décision unanime, celle de ne pas entendre d'appel sur la décision du juge Riordan d'autoriser les procureurs des recours collectifs à poser des questions et à amener en preuve des documents au sujet de la contrebande de cigarettes. Le jugement écrit de la Cour d'appel n'est pas encore disponible.

Rappelons que les trois compagnies intimées dans le présent procès en responsabilité civile se sont reconnues coupables en 2008 et 2010 d'avoir alimenté de leurs produits le marché noir des cigarettes au début des années 1990. Les avocats des recours collectifs veulent aborder le sujet parce que le phénomène de la contrebande a été un puissant argument utilisé par l'industrie pour obtenir une réduction de la taxation dissuasive du tabac. Des économistes ont estimé que la baisse radicale de taxe consentie par Ottawa et Québec en février 1994 avait, par son effet sur les prix de vente, momentanément arrêté la baisse de la prévalence du tabagisme dans la population québécoise. Les méfaits sanitaires du tabac ont ainsi fait davantage de victimes, et certaines de ces victimes sont maintenant à l'origine des réclamations de 27 milliards $ aujourd'hui adressées à JTI-Mac, RBH et ITCL.

Ironiquement, deux témoins de l'industrie ont affirmé récemment devant le juge Riordan (Ricard en août et Poirier en septembre) que la taxation n'avait pas d'influence sur le volume de tabac consommé au pays.

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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès en recours collectif contre les trois grands cigarettiers, il faut commencer par
1) aller sur le site de la partie demanderesse
https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm
2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information,
3) et revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens à volonté.

Il y a aussi un moteur de recherche qui permet d'entrer un mot-clef ou un nombre-clef et d'aboutir à un document ou à une sélection de documents.