vendredi 31 août 2012

51e jour - jeudi 30 août - Chef cuisinier ou simple marmiton ?

Le fait de faire comparaître au tribunal surtout des membres de la haute direction des entreprises, et le fait que la production de cigarettes est très automatisée, peuvent nous faire perdre de vue que ces dernières sortent d'usines, avec des gens dedans.

Employés devant un convoyeur dans une
usine de cigarettes en Grande-Bretagne
Dans l'action en responsabilité civile intentée contre le trio des cigarettiers canadiens, le témoin de jeudi, Pierre-Francis Leblond, est le premier depuis Jean-Louis Mercier en avril à donner l'impression de s'être souvent aventuré dans les « cuisines du diable », c'est-à-dire là où des machines et des ouvriers, jour après jour, après diverses opérations de traitement du filtre, du papier et du mélange, surveillent et ajustent en finesse l'assemblage de ces composantes, puis l'insertion des petits tubes dans des emballages étudiés et séduisants.

M. Leblond a pris en 2002 sa retraite d'Imperial Tobacco Canada, au service de qui il était entré en 1973. Il est sorti en 1968 d'études en génie chimique à l'université McGill, mais le procureur Philippe H. Trudel n'a pas pu l'interroger sur le pH de la fumée, car l'ingénieur ne sait pas (ou a oublié) ce qu'est le pH.

Jeudi,  le témoin Leblond n'a pas été long à déclarer ne pas connaître la teneur en nicotine des mélanges qu'ITCL mettait dans ses différentes marques de cigarettes, du temps où il y travaillait, le plus souvent dans la mise au point de nouveaux produits. Par contre, il a expliqué quelles parties du plant de tabac contient le plus de nicotine, et élaboré sur l'usage et le sort des feuilles et des tiges.

Le souriant bonhomme moustachu semble connaître par coeur l'emplacement des usines canadiennes et les années où elles opéraient, ainsi que les marques de produits dont il s'est occupé, et il fut longtemps l'un des rares lecteurs du cahier des recettes dont chaque compagnie de tabac garde jalousement le secret.

Une bonne partie des documents examinés lors de l'interrogatoire de jeudi apparaissaient d'ailleurs sur les écrans de la salle d'audience 17.09 avec de larges plages caviardés, pour priver la concurrence de précieux renseignements que quelqu'un d'autre que le juge, le témoin et les avocats directement concernés pourrait voir, comprendre et rapporter.

Pierre-Francis Leblond a avoué avec un sourire triste, et en ne finissant plus d'offrir ses excuses, ne pas connaître la différence entre du tabac de Virginie et du Burley, à part que cela « ne goûte pas » la même chose. Encore ne s'agit-il que d'une connaissance purement objective, puisque l'ancien employé d'Imperial a déclaré de lui-même qu'il n'avait jamais fumé, avec une fois de plus un air un peu gêné.

Ayant surtout appartenu au département de la recherche et du développement, plutôt qu'à celui du marketing, M. Leblond n'a jamais fait fumer que des machines à fumer.

Le témoin Leblond a volontiers donné des explications sur les procédés de fabrication des cigarettes. Le tribunal a ainsi pu comprendre que plusieurs marques contiennent  du tabac expansé par un trempage dans du gaz carbonique liquéfié (dry ice expanded tobacco) ou du tabac reconstitué (recon). Ce dernier est fabriqué notamment à partir des poussières et des brins de tabac qui se dispersent dans les entrepôts et les usines au fil de la production et qu'on récupère.

Lorsque le procureur des recours collectifs a voulu faire parler à l'ingénieur Leblond des additifs, ce dernier est devenu singulièrement confus.  Un moment donné, notre bonhomme a mentionné qu'il y avait du propylène glycol dans les antigels, comme s'il parlait plutôt du di-éthylène glycol. On a aussi compris que l'industrie ajoute au papier du citrate de quelque chose pour accélérer la combustion de la cigarette, mais l'ajout de phosphates demeure un humiliant mystère, et le phosphate d'ammomium quelque chose d'encore plus inconnu, mais là sans gêne.

À plusieurs questions de Me Trudel qui auraient permis de faire des liens logiques avec l'amont ou l'aval des tâches de M. Leblond, le bonhomme a répondu que « ce n'était pas ma préoccupation », ou a répondu, -par une formule qui pourrait témoigner d'une intériorisation moins réussie des lois de la survie dans l'industrie du tabac,- que « ce n'était pas mes affaires ». (traduction de l'auteur du blogue)

Le témoin s'est tout de même avéré suffisamment intéressant pour mériter une « invitation » à revenir comparaître devant le tribunal le 1er novembre, une perspective que M. Leblond semble avoir accueilli avec plaisir.


La question attendue sur la dépendance

Lorsque Me Philippe Trudel a posé des questions sur la dépendance, Pierre-Francis Leblond a commencé par offrir deux points de vue, dont l'un aurait été son opinion personnelle.

L'échange passionné mais courtois entre les avocats des parties demanderesse et défenderesse, échange qui a suivi l'ouverture du témoin, a obligé le juge Riordan à préciser qu'une opinion personnelle sur ce sujet avait de l'importance et était éclairante quand il s'agissait de la haute direction de l'entreprise. Nous ne connaîtrons donc pas ce que le témoin Leblond pensait sur la question.

Lorsque le témoin a finalement pu aborder le point de vue de l'entreprise, il a évoqué des conversations informelles, puis, après quelques questions de Me Trudel et du juge, soudain captivé, un hôtel Sheraton où s'était trouvé une soixantaine d'employés d'Imperial, et où l'ancien chef de la direction Don Brown avait fait valoir la capacité d'arrêter de fumer que possèdent des milliers de fumeurs, capacité qui relativiserait la notion de dépendance.

Quand ces propos ont-ils été tenus ?  C'était dans les années 1990, mais les souvenirs de M. Leblond ne sont pas plus précis, pour le moment. Peut-être qu'avec davantage de suggestions, il saura être plus précis lors de sa prochaine comparution.

* *

Le procès devant la Cour supérieure reprend mardi et empiétera exceptionnellement sur la journée du vendredi 7 septembre.

Par la magie des télécommunications, la Cour entendra le témoignage de Peter Gage, un retraité nonagénaire et pas très bien portant de Victoria, en Colombie-Britannique.  M. Gage a déjà pratiqué la profession d'acheteur de feuilles de tabac pour des cigarettiers.

Mardi, les avocats des cigarettiers plaideront leur opposition à la citation à comparaître expédiée à Diane Takacs, une ancienne bibliothécaire du Conseil canadien des fabricants de produits du tabac (CTMC) dont les procureurs des recours collectifs espèrent une abondante livraison de potentielles pièces au dossier de la preuve en demande.