mardi 17 avril 2012

16e jour – 16 avril – Plaidoiries sur l’admissibilité et la pertinence de certains témoignages d’experts

Pour se défendre dans un procès où le gouvernement fédéral canadien a été impliqué comme « défenseur en garantie » par les manœuvres judiciaires des trois grands cigarettiers, le Procureur général du Canada a soumis quatre témoignages d’expert à la Cour supérieure du Québec.

Les avocats d’Imperial Tobacco Canada (ITCL) et de Rothmans Benson and Hedges (RBH) ont plaidé hier devant le juge Riordan que trois de ces témoignages d’expert devraient être radiés, ne pas être admis en preuve. Les avocats des cabinets juridiques qui représentent le gouvernement ont justifié verbalement le recours à ces témoignages.

Rappelons que le gouvernement d’Ottawa est mis en cause dans ce procès parce que les compagnies de tabac intimées l’y ont impliqué en 2008 en prétendant qu’elles avaient agi sous son influence, de sorte que l’État fédéral devrait payer une partie ou la totalité des dédommagements aux plaignants si ceux-ci gagnaient leur procès.
Lors des interrogatoires des témoins Descôteaux en mars et Ackman lors de la première semaine d’avril, la défense d’ITCL a régulièrement soulevé des objections aux questions des procureurs des recours collectifs, des objections concernant le niveau de compétence du témoin, à qui il suffisait quasiment de réaffirmer qu’il n’était pas scientifique de formation pour pouvoir s’abstenir d’admettre que 2 + 2 ≠ 5 ou qu’un rat est un rat.

Par contraste, lors des plaidoiries de ce lundi 16 avril, Me Suzanne Côté, pour le compte d’ITCL, a cherché à faire radier par le juge Brian Riordan un témoignage d’expert, celui du biochimiste et toxicologue Leonard Ritter de l’Université de Guelph, en Ontario, au motif principal que le juge Riordan en savait maintenant assez pour pouvoir se prononcer sans l’aide d’un expert, du moins celui-là. Me Côté a aussi affirmé et cherché à montrer que le professeur Ritter manquait d’impartialité, ce qui le disqualifiait comme expert.
Me Simon Potter, pour le compte de RBH, a de son côté mis en doute la pertinence des témoignages du Dr David Burns, pneumologue et épidémiologue de l’École de médecine de l’Université de Californie à San Diego, de même que de l’ingénieur américain et docteur en chimie William Farone.

L’avocat de RBH a reproché au Dr Burns de vouloir aider la cause des recours collectifs plutôt que d’aider la défense du gouvernement, notamment en témoignant que l’industrie avait conçu ses cigarettes pour faciliter la « compensation » par les fumeurs d’un manque de nicotine par l’usage de produits ayant une basse teneur en cette drogue. Me Potter a surtout insisté sur le caractère trop peu canadien des références factuelles de David Burns et de William Farone, un défaut de leurs témoignages d’expert qui n’aide pas le Procureur général du Canada à justifier, par exemple, les agissements du ministère fédéral de l’Agriculture dans les années 1960. Me Potter a dénoncé la survalorisation par le chimiste Farone de sa propre expérience et signalé que ce dernier avait été congédié de chez Philip Morris pour insubordination tout en présentant maintenant comme une démonstration d’expertise son passage dans la multinationale du tabac.
Seuls Me Côté et Me Potter ont plaidé pour les compagnies de tabac hier; les avocats de JTI-Macdonald qui étaient présents n’ont pas demandé la parole.


La réplique du gouvernement
Le conseiller juridique Donald Béchard, qui est notamment l’auteur du Manuel de l’objection, avait été chargé par le bureau du Procureur général du Canada de livrer la première partie du plaidoyer en faveur de l’admission des témoignages des experts Ritter, Burns et Farone. Me Béchard s’est notamment employé à démolir l’argumentaire jurisprudentielle de Me Suzanne Côté d’ITCL, et il a aussi cité des portions du témoignage du professeur Ritter pour prouver la complexité terminologique du sujet et la pertinence de le faire vulgariser.

Donald Béchard a déploré qu’après avoir forcé le gouvernement fédéral à agir comme défenseur en garantie dans la présente cause, les compagnies de tabac veuillent maintenant lui dire comment il doit se défendre. L’avocat a dit que le gouvernement allait prouver que ce qui s’est passé aux États-Unis s’est aussi passé au Canada, et fait valoir que les faits américains sont pertinents.

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Le procureur Jean Leclerc, qui a été aux premières loges du procès depuis le 12 mars, en compagnie de Me Maurice Régnier, Me Caroline Tremblay et Me Lisa Morency qui représentent aussi le Procureur général du Canada, n’était pas fâché de se dégourdir les jambes et de s’avancer vers le juge.

Me Leclerc a plaidé en faveur de l’admission des témoignages du professeur Ritter et du Dr Burns, notamment en déplorant la vue distordue des deux rapports d’expert qui résultait du picorage (L’avocat a employé l’expression cherrypicking.) auquel s’étaient livrés les défenseurs des cigarettiers.
L’avocat du gouvernement a fait valoir que les experts Ritter et Burns avaient déjà tous deux produit des témoignages devant des tribunaux québécois, le professeur Ritter ayant même mérité les éloges du juge André Denis de la Cour supérieure du Québec. Me Leclerc a aussi corrigé Me Potter à l’effet que le témoignage du Dr Burns avait été rejeté par le juge Jean-Jude Chabot lors d’une phase survenue en 1989 du procès de la Loi réglementant les produits du tabac: en fin de compte, le médecin californien a témoigné.

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Comme le 12 mars, lors des plaidoiries inaugurales au procès, Me Maurice Régnier, du cabinet Gilbert Simard Tremblay, qui représente le gouvernement fédéral depuis plusieurs années, a pris la parole le dernier, alors que l’après-midi était cette fois-ci fort avancé. La courtoisie et la souplesse comportent souvent une part de risque, et cette fois-ci, malgré sa remarquable maîtrise du sujet, le procureur n’a cependant pas pu terminer son exposé et devra finir ce matin.

Maurice Régnier a tout de même pu expliquer en quoi le rapport Farone servait précisément au gouvernement à montrer que les fabricants de produits du tabac, au Canada aussi bien qu’aux États-Unis, pouvaient et peuvent en contrôler la teneur en nicotine, sans beaucoup d’égard aux caractéristiques intrinsèques des plants de tabac utilisés.
Il y a un monde entre ce qui pousse dans le champ et ce qui se retrouve dans la cigarette ou dans la fumée de la cigarette, s’est exclamé Me Régnier.

Ce dernier a notamment voulu frapper les imaginations en énumérant les quantités de nicotine dans différentes marques canadiennes à une époque où elles étaient toutes fabriquées selon l’industrie à partir de souches de tabac développées par les botanistes d’Agriculture Canada. Non seulement la quantité de nicotine dans la fumée de ces cigarettes variaient énormément, mais le ratio de la quantité de nicotine à la quantité de goudron varie aussi grandement, ce dont le témoin Anthony Kalhok, comme d’autres cadres de l’industrie, mentionnait pourtant la semaine dernière l’immense difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité.
Le procureur du gouvernement a souligné qu’avec les transformations du mélange qui surviennent après la récolte et grâce au design de la cigarette elle-même, la manipulation est le fait de l’industrie, à qui le gouvernement a déjà demandé d’abaisser la quantité de goudron et de nicotine de ses produits, sans jamais fixer de niveau à atteindre particulier

Me Régnier a aussi pris le temps de citer la juge américaine Gladys Kessler, dans son célèbre jugement de 2006 dévastateur pour l’industrie. La juge Kessler a accordé foi aux témoignages de David Burns et de William Farone, qu’elle a encensés, et a statué que les cigarettes sont faits sur mesure (tailored) pour garantir au fumeur de trouver sa dose de nicotine dans presque n’importe quelle cigarette.
Aux yeux du procureur Régnier, le témoignage du chimiste Farone va aussi permettre de savoir si les cigarettiers canadiens jouent sur les mots en prétendant que l’ammoniac n’est pas utilisé dans la confection de leurs produits.

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L’ancien vice-président au marketing d’Imperial Anthony Kalhok revient en Cour aujourd’hui pour répondre à des questions que les procureurs n’ont pas eu le temps de lui poser jeudi dernier.