jeudi 15 mars 2012

3e jour - 14 mars - La liberté des fumeurs comme souci de l'industrie


Mercredi 14 mars, lors du troisième jour du procès en recours collectif des cigarettiers canadiens, Me Bruce Johnston a continué l’interrogatoire d'un ancien directeur des relations publiques d’Imperial Tobacco, Michel Descôteaux, afin de connaître certains faits entourant le projet en 1981 de publication par la maison-mère d’ITCL, la multinationale British American Tobacco (BAT), d’une brochure destinée au personnel des compagnies du groupe intitulée « Smoking and Health » (le tabagisme et la santé).
Michel Descôteaux s’est révélé du genre d’homme à écrire que 99 % des fumeurs ne sont pas touchés par le cancer du poumon plutôt qu’à dire que 1 % le sont.  Ses commentaires de l’époque allaient cependant bien au-delà de la reformulation cosmétique.

Alors que la brochure envisagée par BAT envisageait de préparer le personnel des compagnies du groupe à prétendre que la généralisation des bouts-filtres au début des années 1960 et le perçage de trous de ventilation au milieu des années 1970 étaient à l’origine d’une baisse de l’incidence de certaines maladies associées au tabagisme qui aurait été observée à partir de 1968, le relationniste d’Imperial n’a pu s’empêcher de voir dans cet argument un aveu incompatible (inconsistent) avec le déni des méfaits qui était encore le discours officiel de base du groupe BAT.

Comme la veille, les procureurs des recours collectifs ont déposé plusieurs autres documents comme autant de pièces au dossier de la preuve.  Chacun de ces documents a paru en format PDF sur les huit écrans électroniques de la grande salle d’audience du 17e étage du palais de justice de Montréal.  Quelques minutes après avoir été produits en Cour, on peut les consulter sur un site en ligne ( https://tobacco.asp.visard.ca ) (Une fois sur le site, il faut cliquer sur le bouton Guest en tant qu'invité.)

Ces pièces au dossier proviennent de la masse de documents que la partie défenderesse a fourni à la partie demanderesse avant le procès.  Les documents en question viendront enrichir la masse encore plus considérable de documents internes que les multinationales du tabac ont dû rendre publics depuis 1998 à la suite de décisions judiciaires aux États-Unis ou d’ententes à l’amiable.

Une façade commode

On y trouve notamment une note interne de M. Descôteaux, datée d’avril 1988, où celui-ci fait valoir tout l’intérêt qu’il y a pour ITC d’augmenter l’aide financière à la (maintenant défunte) Smokers’ Freedom Society (SFS), un organisme soi-disant intéressé par la « liberté » des fumeurs.  Dans une lettre adressée par le président du Conseil canadien des manufacturiers de produits du tabac à des cadres des compagnies membres, et notamment à M. Descôteaux, on trouve le même genre de plaidoyer assorti d’une estimation du coût (900 000 $) pour l’année 1991 (environ 1,3 million de dollars de 2012).

Sans les ressources de l’industrie, la SFS n’aurait pas survécu, par son incapacité de recruter assez de membres, a reconnu Michel Descôteaux.  Une lettre de décembre 1989 de la SFS au ministre fédéral de la Santé de l’époque, Perrin Beatty, montre bien comment un groupe de ce genre, apparemment indépendant de l’industrie, peut servir à financer l’éclosion de controverses mal inspirées, concernant par exemple le caractère toxicomanogène du tabac, en lieu et place de cigarettiers qui n’ont, selon M. Descôteaux, aucune crédibilité scientifique aux yeux du public.

Bien que l’ancien relationniste principal d’ITC ait répété qu’il ne lit pas d’études scientifiques parce qu’il croit ne pas pouvoir les comprendre, ses écrits passés trahissent la claire perception qu’il a eu des défis lancés à l’industrie par la science, et sa propension à contester le discours scientifique, particulièrement quand il ne vient pas de bienveillants collègues dans l’industrie.

Aux questions de Me Johnston devant le tribunal, le témoin Descôteaux fait des réponses qui tournent parfois en confessions divertissantes, sur son intérêt pour les courses de chevaux ou le golf, son passage du cigare à la pipe au milieu des années 1960, son renoncement ultérieur au tabac parce qu’il «fumait trop », sa tendance aux excès, etc.

Dépendance, liberté et métaphores

Encore en 2012, Michel Descôteaux ne croit pas que l’usage du tabac crée une dépendance puisque plusieurs personnes réussissent à arrêter de fumer et qu’il en est un exemple.  La définition d’addiction a souvent changé, fait-il aussi remarquer, reprenant un refrain de l’industrie.  La dépendance est dans l’individu, s’entête à dire l’ancien relationniste d’ITC.  D’ailleurs, la dépendance pathologique au jeu n’est pas dans un produit comme la dépendance à l’alcool, et c’est pareil pour le tabac.

Mais ne peut-on pas guérir d’une dépendance au jeu, a demandé Me Johnston ?  Après plusieurs secondes de réflexion, le témoin a fini par laisser piteusement tomber le sujet.

Lors de l’interrogatoire d’hier, l’ancien relationniste d’ITC a recouru à des métaphores hardies, comme lorsqu’il a comparé la demande pour des cigarettes soi-disant légères à la demande pour une sorte particulière de beurre de pinottes, ou comme quand il a affirmé que l’obligation pour les fumeurs d’aller fumer dehors même quand il fait froid était « comme un pistolet braqué sur la tempe ».

Mais le pistolet n’est-il pas « l’envie de fumer », a enchaîné Me Johnston ?  Oups.  Le témoin est resté silencieux durant plusieurs interminables secondes, visiblement embêté, de nouveau.

Les procureurs des compagnies de tabac supportent avec de plus en plus difficulté l’interrogatoire.  Ils multiplient les objections.

Après deux jours de témoignage, Michel Descôteaux n’a peut-être plus aucune amitié ou estime à se ménager chez les actuels ou anciens cadres de l’industrie ou chez leurs défenseurs.  Pourtant, au lieu de se « mettre à table » et de vider son sac comme de nombreux repentis dans l’Histoire, qui étaient soucieux de ce qu’ils allaient laisser comme souvenir, cet homme intelligent semble s’acharner à jouer avec le procureur des victimes du tabac des petites parties d’échecs où il ne peut pas faire mieux qu’un match nul.

En conséquence, l'interrogatoire ne se terminera pas aujourd'hui, comme l'espérait les avocats des recours collecifs.