mercredi 23 novembre 2016

Pourquoi n'avez-vous pas fait comparaître des membres des recours collectifs (devant le juge Riordan) ?

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Il y a des moments dans les palais de justice où de courtes questions de juge apparemment anodines et laissées fondamentalement sans réponse ont davantage le délicat parfum de la nouvelle du jour que des heures de laborieuses et savantes plaidoiries par les avocats sur les matières annoncées dans leur plan d'argumentation.

Mardi, durant une audition de la Cour d'appel du Québec, le juge Nicholas Kasirer a posé au procureur d'Imperial Tobacco Canada (ITCL) la question reprise (et traduite) dans notre titre d'aujourd'hui. En substance, Me Mahmud Jamal a répondu qu'il n'était pas devant le tribunal d'appel pour justifier un choix stratégique de la défense de son client devant le tribunal de première instance. Il a aussi suggéré que le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, qui instruisait ce procès, semblait envisager que l'interrogatoire possible de fumeurs par les défenseurs de l'industrie tourne au cirque.

Au fond, peu importe la réponse de l'avocat, une décision passée qu'on pourrait éventuellement présenter comme la maladresse stratégique d'une compagnie dans un procès n'a pas de raison de diminuer son droit à un jugement équitable, un droit que le juge Riordan a bafoué selon les cigarettiers aujourd'hui devant la Cour d'appel. Au surplus, Me Jamal était particulièrement excusable de ne pas s'écarter des matières à l'ordre du jour de ce mardi puisqu'il n'était pas impliqué, sinon discrètement de très loin, dans le procès en première instance.

La défense des intérêts d'ITCL relevait alors principalement des avocates Deborah Glendinning et Suzanne Côté, secondées par Me Craig Lockwood. La première et ce dernier étaient dans la salle d'audience hier, pas loin de Me Jamal. Suzanne Côté est devenue juge à la Cour suprême du Canada en décembre 2014.

Le juge Kasirer aurait tout aussi bien pu poser sa question lundi à Me Guy Pratte ou Me Simon Potter, après ou durant la diatribe des avocats de JTI-Macdonald et de Rothmans, Benson & Hedges contre le caractère abstrait, inusité et injuste d'un procès en première instance où n'est comparu aucun des plaignants, c'est-à-dire aucun des fumeurs organisés en recours collectifs, ce qui fait que des fumeurs malades qui pourraient être indemnisés seraient peut-être parfois des étourdis sans mérite qui n'ont pas écouté les conseils de leur médecin ou observé les mises en garde des autorités de santé publique.

À ceux des lecteurs de ce blogue qui n'ont pas suivi toutes les péripéties du procès des cigarettiers devant la Cour supérieure, il est peut-être utile de rappeler que la possibilité d'y faire comparaître des fumeurs a été envisagée par l'industrie du tabac durant plusieurs années. Et ce n'est que le 23 mai 2014 qu'Imperial a annoncé au juge Riordan qu'elle renonçait à son droit d'interroger des fumeurs (pour déterminer leur part de faute dans le préjudice qu'il subisse).

(Les deux autres cigarettiers avaient renoncé plus tôt qu'Imperial à convoquer des fumeurs à la barre des témoins.)

La Cour d'appel du Québec elle-même avait pourtant laissé la porte ouverte à une telle défense, tout en fixant les balises légales d'un tel procédé.

Le juge Kasirer pourrait avoir ouvert utilement les yeux des compagnies de tabac pour les quelques heures qu'il leur reste à plaider cette semaine: le tribunal d'appel ne fait probablement pas que prendre note de ce qu'on lui raconte, mais peut-être aussi, un peu quand même, de ce qu'on semble vouloir lui faire oublier.

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Dans une prochaine relation, nous reviendrons sur l'essentiel de l'argumentation présentée par Me Jamal à la Cour d'appel pour justifier la cassation du jugement Riordan de juin 2015, et sur les questions ou commentaires de certains juges.

Au lutrin, l'avocat d'Imperial avait été précédé dans la matinée par celui de JTI-Macdonald, Guy Pratte, qui a terminé son exposé sur les failles de la méthode mise au point par l'épidémiologue Jack Siemiatycki, et retenue par le juge Riordan, pour estimer la proportion des fumeurs québécois atteints d'un cancer au poumon ou à la gorge ou d'emphysème qui le sont en conséquence de leur tabagisme. Me Pratte a beaucoup puisé dans la critique du statisticien Laurentius Marais qui avait témoigné comme expert lors du procès en première instance, et qui était dans la salle d'audience lundi et mardi.

Lors de l'exposé, les juges ont posé moins de questions qu'à d'autres moments de la journée, et le juge Allan Hilton, répondant à une certaine inquiétude du plaideur, n'a pas caché l'aspect ennuyant de la matière, ce qui a fait rire le parterre d'avocats et détendu l'atmosphère.

L'enjeu, c'est évidemment que les juges comprennent bien la différence entre des notions plutôt abstraites.

Pour rendre un jugement éclairé, ils ne devront pas confondre, par exemple, le risque d'une personne d'être frappée par le cancer après avoir fumé un paquet par jour pendant 12 ans avant de s'abstenir durant les 20 années suivantes, et la probabilité que le cancer diagnostiqué chez une personne qui a eu un tel historique de consommation soit dû à son tabagisme. Il n'est pas certain que l'exposé de Me Pratte, qui fait beaucoup penser à celui qu'il a fait devant le juge Riordan en 2014, ait l'effet de prévenir certaines confusions de ce genre.

Mardi comme lundi, des textes puis des diagrammes étaient visibles sur les écrans plats disposés dans la salle d'audience et tournés vers les juges ou vers le public. L'auditoire était moins nombreux mardi mais toujours aussi discipliné, bien habillé et en bonne santé. On entendrait voler une mouche.