vendredi 25 novembre 2016

Le juge Riordan avait d'excellentes raisons de punir les cigarettiers, plaident les recours collectifs

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Jeudi, devant cinq juges de la Cour d'appel du Québec, c'était au tour des avocats des collectifs de fumeurs atteints d'un cancer au poumon ou à la gorge ou d'emphysème ou frappés par la dépendance au tabac de prendre la parole.

Me Gordon Kugler a été le premier avocat à plaider jeudi pour que la Cour d'appel rejette la requête en cassation du jugement Riordan.

(Le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, en juin 2015, a condamné les trois principaux cigarettiers du marché canadien à verser des dédommagements compensatoires et des dommages punitifs d'un total d'environ 15 milliards $. Parce que les cigarettiers, durant la période de 1950 à 1998, ont violé des dispositions du Code civil du Québec, de la Loi sur la protection du consommateur et de la Charte des droits et libertés de la personne, avec de sinistres conséquences sur la santé des fumeurs pris au piège de la dépendance.)

Me Kugler n'a pas aussi souvent participé au procès devant le juge Riordan que ses co-équipiers dans la représentation des victimes du tabagisme, mais son camp n'est certainement pas sans savoir l'espèce de gravité et d'autorité qui peut émaner du bonhomme, et il y a des occasions où il est pertinent de l'appeler en renfort. Me Kugler, qui est entré au Barreau du Québec en 1967, est le doyen des avocats devant la Cour. 49 ans de métier ne l'ont cependant pas courbé, et il est une incarnation terriblement crédible de l'homme droit et décidé. Quand il s'adresse à un tribunal, il parle d'une voix grave et lentement, nettement plus lentement que la moyenne des juristes, sur un ton monocorde qui donne l'impression d'une indignation contenue. D'une certaine manière, il est possible que Gordon Kugler soit aussi théâtral que Simon Potter, le doyen des avocats du camp des cigarettiers, entré au Barreau en 1975, et l'as des inflexions de voix et du mouvement. Sauf que Potter est aussi un homme du monde avec qui un juge peut avoir envie de plaisanter et qui ne se prive pas non plus de faire un bon mot. Avec Kugler, oubliez cela. On l'a vu sourire, souvent même, mais quand il parle devant un tribunal, aucune mouche ne se ferait entendre, s'il y en avait dans les palais de justice québécois.

La manière n'est pas tout. Durant son passage d'une trentaine de minutes au lutrin, Me Kugler a entre autres donné aux juges du tribunal d'appel de nombreuses raisons à première vue de croire que la justice a été bien servie par la manière dont le juge Riordan a piloté le procès qui a débouché sur son jugement de juin 2015.

La preuve présentée par la défense aussi bien que par les demandeurs a été abondante et le juge Riordan diligent: plus de 250 jours d'auditions publiques, précédés par plus de 60 jours de gestion d'instance, 76 témoins comparus au procès, et des dizaines de milliers de pièces au dossier, à lire et à relire, plusieurs jugements interlocutoires rendus en cours de route, dont aucun ayant fait l'objet d'un appel par l'industrie qui ait été renversé, puis un jugement final de 276 pages (dans sa version anglaise), rendu au bout de cinq mois, bien raisonné et bien écrit.

Me Kugler a aussi fait valoir que par son action, le juge Riordan a donné un accès à la justice à des milliers de personnes qui n'en auraient pas eu autrement et il a offert également le bénéfice du doute à des compagnies de tabac, sans pour autant perdre de vue l'objectif d'économiser les ressources du système de justice. Le juge Riordan est loin d'avoir accordé aux recours collectifs des fumeurs tout ce qu'ils demandaient, notamment la reconnaissance par un jugement que les cigarettes « légères » trompaient les consommateurs ou que le marketing des produits du tabac prenait les enfants pour cible. Le juge n'a cependant pas non plus négligé de réprimer un comportement hypocrite qui serait répréhensible de la part de n'importe quel fabricant d'un produit dangereux.

Me Kugler a mentionné un arrêt de la Cour suprême du Canada (Benhaim contre St-Germain) et un arrêt de la Cour d'appel du Québec qui ont été rendus depuis la parution il y a 18 mois du jugement Riordan et qui devraient aider la Cour d'appel à croire en sa validité. En lançant leur action en justice, les avocats des recours collectifs ne comptaient pas du tout sur les modifications aux règles de la preuve et à la prescription contenues dans la Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et dommages-intérêts liés au tabac, adoptée par l'Assemblée nationale en 2009 pour faciliter l'action judiciaire du gouvernement. Cependant, cette loi, contestée en justice par l'industrie et maintenant validée par la Cour d'appel du Québec, facilite aussi un peu la démarche des recours collectifs entreprise en 1998 (sans nécessairement favoriser un résultat favorable). Les cigarettiers ne peuvent d'ailleurs pas prétendre aujourd'hui que la nouvelle loi ne change rien aux règles de la preuve alors qu'ils prétendaient le contraire avant sa validation par les tribunaux.

Le procureur des recours collectifs a aussi rappelé au tribunal d'appel que les dommages punitifs imposés par le juge Riordan aux compagnies de tabac correspondent pour elles à moins de 20 % des revenus d'une année et qu'elles expédient leurs profits à l'étranger pour que les coffres des compagnies canadiennes soient vides quand il faudra débourser, et que cette exportation de capitaux a déjà été constatée par la Cour d'appel.

(Par chance, la Cour d'appel a tout de même validé une ordonnance du juge Riordan aux cigarettiers de mettre un petit milliard de côté dans un compte en fiducie pour pouvoir payer une partie de ce qu'elles pourraient devoir payer si elles finissent par perdre la bataille judiciaire.)

Mercredi, le procureur de JTI-Macdonald François Grondin avait évoqué la motivation de certains contrats entre différentes filiales de Japan Tobacco dont les effets ont indigné le juge Riordan. Les contrats visaient à permettre à JTIM de payer le moins d'impôt possible au Canada.

Pour sa part, Me Kugler a révélé jeudi que la compagnie avait un double discours. Dans le même document (confidentiel) cité hier par Me Grondin, Me Kugler a pu lire un paragraphe qui indique que la compagnie a déclaré à l'Agence du revenu que ses manœuvres comptables visaient à la protéger en cas de condamnations par une cour de justice.

Me Kugler a souhaité que les juges du tribunal d'appel ne perdent pas de vue les conséquences d'une cassation du jugement Riordan, notamment l'enlisement des processus de réclamation de dédommagements dans d'interminables petits procès drainant les ressources du système de justice. 

Parlons de dépendance et de mensonges

Me Bruce Johnston a ensuite pris le relais de Me Kugler.

L'avocat a fait valoir que la preuve examinée par le juge Riordan l'autorise à voir la dépendance pharmacologique à la nicotine comme une maladie du cerveau qui est à l'origine des autres maladies qui frappent les fumeurs. Me Johnston ajoute qu'il n'existe pas d'univers où on peut se considérer innocent de ne pas faire son devoir pour empêcher des gens de tomber dans le piège de la dépendance et de se rendre gravement malades. Satisfaire sa dépendance est l'unique motif du tabagisme, et il est facile de devenir dépendant.

Le procureur des recours collectifs a souligné que la difficulté d'appeler un chat un chat et la dépendance la dépendance est particulièrement présente dans les communications des cigarettiers et de leurs défenseurs, encore maintenant. Et de citer la volte-face du président John Barnett de Rothmans, Benson & Hedges, qui a admis le caractère dépendogène du tabac un jour, lors d'interrogatoires préliminaires au procès en 2008, et qui s'est rétracté le lendemain, pour finir par le reconnaître devant le juge Riordan en novembre 2012, après avoir lu ce que Philip Morris International affichait depuis peu sur une page de son site web relative au Canada.

La documentation interne de compagnies montre cependant que plusieurs personnes haut placées dans les entreprises de tabac n'entretenaient en privé aucun doute sur la réalité de cette dépendance et de sa puissance, bien avant le 21e siècle. Me Johnston a mis sous les yeux des juges un manuscrit de 1984 de Robert Bexon, un cadre du département de marketing d'Imperial Tobacco qui allait devenir plus tard son président, et qui dit: si notre produit ne créait pas la dépendance, on ne pourrait plus en vendre la semaine prochaine. Plusieurs autres documents des années 1960 à 1980 ont ensuite été mentionnés et montrés aux juges, entre autres un mémorandum de 1961 du conseiller scientifique principal de British American Tobacco, sir Charles Ellis, et une lettre de 1976 du directeur des relations publiques d'Imperial, Michel Descôteaux.

Non seulement, les échanges en privé montrent que des cadres de l'industrie savaient il y a déjà longtemps à quoi s'en tenir sur le caractère toxique et dépendogène de la cigarette, mais certains documents révèlent aussi des manigances pour alimenter le doute là-dessus et nourrir des controverses scientifiques. Me Johnston en a fait regarder une flopée par les juges. L'avocat a montré que ce n'est pas seulement aux États-Unis mais aussi au Canada et au Québec que des scientifiques intéressés par les largesses des cigarettiers ont retardé de nécessaires prises de conscience au sujet du danger du tabac en lançant la réflexion populaire sur de fausses pistes. Les juges ont ainsi pu comprendre que la croyance à la vertu anti-stress du tabac, croyance qui existait au milieu des années 1970 jusque dans la tête du ministre fédéral de la Santé Marc Lalonde, comme il l'a raconté lors de sa comparution devant le juge Riordan, vient de propos, tenus à partir de l'année 1969, par Dr Hans Selye, professeur de médecine à l'Université de Montréal et célébrissime concepteur de la notion de stress. Des propos répercutés dans la presse de l'époque. Hans Selye est mort sans jamais avoir publié d'écrit dans une revue scientifique pour démontrer comment le tabagisme pouvait réduire le stress (au lieu d'être une source de stress pour les personnes en manque de nicotine quand elles n'ont pas fumer depuis un certain nombre d'heures).

Documents à l'appui, Me Johnston avait expliqué plus tôt que la dépendance est vite acquise chez les fumeurs débutants, et que les marketeurs de l'industrie savaient que les jeunes commencent à fumer en écartant à tort l'idée qu'il pourrait ne plus pouvoir arrêter.

L'avocat des victimes des ruses de l'industrie du tabac a aussi raconté au tribunal pourquoi et dans quelles circonstance des documents compromettants, notamment des études de marketing et des rapports de recherches bio-médicales, ont été détruits, puis comment les recours collectifs ont quand même pu avoir accès à plusieurs d'entre elles vingt ans plus tard, non sans quelques batailles procédurales contre la défense des cigarettiers.

Me Johnston a montré que le juge Riordan avait de solides raisons d'avoir écarté le témoignage de certains soi-disant experts produits par la défense des compagnies de tabac. Le meilleur exemple était celui de la psychiatre Dominique Bourget (voir nos relations des 202e jour et 203e jour d'audition), qui connaissait mal les sources de son propre rapport d'expertise, lequel s'inspirait du matériel de préparation des témoignages d'expert produit par des conseillers de l'industrie du tabac.

L'édition du blogue relative à la journée de mercredi est maintenant complète.