dimanche 16 novembre 2014

249e jour - Imperial fait valoir les efforts de ses chercheurs pour rendre les cigarettes moins nocives

Vendredi, au procès en responsabilité civile intenté par des groupes de fumeurs et anciens fumeurs contre les trois principaux cigarettiers du marché canadien, les avocats Deborah Glendinning et Craig Lockwood ont continué de présenter la défense d'Imperial Tobacco Canada (ITCL).

L'ensemble des faits examinés par les deux juristes est vaste et fort disparate. Il en est néanmoins ressorti, entre autres, que la compagnie n'a pas ménagé ses efforts pour développer une cigarette moins dommageable et moins dépendogène.

Hélas, les cigarettes à risque réduit des chercheurs de l'industrie n'ont pas été bien reçues par les fumeurs, comme les spécialistes du marketing d'ITCL et d'autres experts internes de l'industrie s'en doutaient. « Si personne ne va en fumer, cela ne va aider personne », a clamé Me Glendinning.

Selon sa vue rétrospective, l'industrie ne pouvait pas réduire à zéro la teneur en nicotine parce que cette drogue est en partie ce que cherchent les fumeurs. Il n'était pas davantage possible d'enlever beaucoup de goudron parce que c'est ce qui fait la saveur de la fumée. À ce sujet, Me Glendinning a notamment souligné le témoignage devant le juge Riordan du physiologiste Michael Dixon, un chercheur de British American Tobacco qui disait que la sensation laissée par le passage dans la gorge de la bouffée de fumée allait encore plus rapidement au cerveau que la nicotine absorbée au niveau des alvéoles pulmonaires. Les fumeurs aiment le goudron, et pas seulement la nicotine, et ce qui les oriente vers une marque ou une autre.

(Quant à savoir si cette sensation qui pourrait être celle d'une irritation est réellement agréable ou si elle ne fait que jouer le rôle du bruit de cloche qui faisait saliver le chien du Dr Pavlov, parce qu'elle précède de quelques secondes l'arrivée de la nicotine au cerveau, le témoin-expert Dixon n'avait pas été mandaté pour creuser la question, de toute évidence.)

Selon Me Glendinning, ITCL savait que la nicotine est importante pour la vente de cigarettes, mais la compagnie n'en a jamais ajouté à ses mélanges, ni manipulé le pH des cigarettes pour que les fumeurs en absorbent davantage. La teneur moyenne en nicotine de chaque cigarette a baissé sur la longue période, a fait valoir l'avocate, qui n'a pas précisé que plusieurs fumeurs avaient compensé en augmentant leur nombre de cigarettes consommées. (Dixon admettait le fait de la compensation, comme l'a mentionné l'avocate plus tard.)

Selon la défense d'ITCL, il est même arrivé que la compagnie ait dû diluer son mélange de tabac canadien avec du tabac importé (témoignage de Gaétan Duplessis, un ancien cadre d'ITCL), parce que le tabac cultivé au Canada l'était à partir de souches très riches en nicotine développées par les botanistes du gouvernement fédéral. Encore la faute du  gouvernement.

Ne se souciant pas de diminuer l'importance de cette anecdote, Me Glendinning a plus tard cité son cher Michael Dixon qui considère que le perçage de trous près du filtre est (une autre façon ?) « la seule façon de réduire la teneur en nicotine » de la cigarette.

L'avocate a aussi cherché à tourner en ridicule la vue de l'expert en histoire de la cigarette Robert Proctor qui croit que les filtres ne filtrent rien et sont une fraude, et de l'expert en marketing Richard Pollay, qui croit que l'efficacité des filtres, tous modèles confondues, n'a jamais été prouvé, mais souvent sous-entendue dans la publicité.

« Personne ne nous a jamais demandé de retirer les filtres », a dit Me Glendinning d'un air triomphant. Elle a ensuite cité le chimiste Andrew Porter (témoin au procès en 2012), qui dit que des filtres améliorés (par son équipe chez ITCL) avaient permis de réduire de beaucoup la teneur en goudron. Me Glendinning n'a pas spécifié si c'était sur des cigarettes commercialisées, et si l'abaissement des teneurs en goudron et en nicotine venait d'une réelle filtration ou simplement de la dilution de la fumée avec de l'air venant de perforations plus nombreuses sur les côtés du filtre.

La procureure d'ITCL a aussi écarté du revers de la main l'idée des recours collectifs que c'est une faute en soi de vendre un produit inutile et dangereux comme la cigarette.


We don't know, we don't know, we ...

Plus encore que mercredi, Me Glendinning s'est plaint de ce que la partie demanderesse au procès n'ait rien prouvé, et de ce qu'en dépit d'un long procès, « nous ne savons » rien. (Nous est censé inclure le juge et l'avocate.)

Le refrain d'une preuve insuffisante, que le juge se fait chanter par la défense des trois compagnies depuis le début d'octobre n'avait rien d'original.

L'une des principales innovations de vendredi était d'ajouter que « nous » ne savons pas bien ce qu'ont fumé les Québécois durant la période florissante de la contrebande au début des années 1990.

(En fait, les cigarettes de contrebande de l'époque étaient tout bonnement celles fabriquées par Imperial Tobacco Canada, Rothmans, Benson & Hedges et RJR-Macdonald, vendues dans des paquets identiques aux paquets taxées, et non pas des cigarettes usinées dans des réserves iroquoises et souvent vendues dans des sacs de plastique. L'implication des compagnies dans la contrebande a fait l'objet d'aveux de leur part dans le cadre d'ententes à l'amiable avec l'État en 2008 et 2010.)

La défense de l'industrie s'est toutefois arrangé en 2012 pour faire exclure du procès devant le juge Riordan tout examen des faits relatifs à la contrebande durant la grande période de 1950 à 1998. Me Glendinning espère-t-elle que le juge Riordan ignore que les cigarettes de contrebande du début des années 1990 étaient exactement identiques à celles qui étaient vendues taxées par le trio de cigarettiers?

Me Glendinning a aussi examiné des rapports du Surgeon General (1964, 1988) des États-Unis pour montrer un flottement ou du moins une certaine variété dans la terminologie et les tournures de phrase. Et comme si ce n'était pas l'industrie qui avait toujours cherché à fendre les cheveux en quatre, l'avocate réfute la thèse des recours collectifs, celle d'un déni scientifique de la part de l'industrie, et laisse maintenant entendre que cela ne fait pas de différence significative de dire que le tabagisme est une cause du cancer ou est un facteur de risque. Ouaou.


Tout le monde était au courant des dangers (remix)

Vendredi après-midi, Me Craig Lockwood a cité les rapports d'expertise des historiens Jacques Lacoursière et David Flaherty, ainsi que du politologue Raymond Duch, pour souligner que très peu de gens ignoraient que l'usage du tabac est dangereux.

L'avocat d'ITCL admet qu'un fabricant a la responsabilité d'informer des risques de l'usage de ses produits, mais pas l'obligation de s'assurer d'être bien compris ou d'être cru par le consommateur.

(Les mêmes sondages examinés par l'expert Duch, et d'autres examinés par l'expert Christian Bourque ont montré que plusieurs fumeurs croyaient que leur niveau de consommation les mettait à l'abri des conséquences, ou que les conséquences néfastes étaient moins probables que de « mourir d'un accident de la route ».)

Me Lockwood a suggéré qu'en 50 ans (1950-1998), les tentatives d'Imperial de banaliser le problème du tabagisme (ou de semer la controverse) n'étaient pas très nombreuses et qu'elles n'avaient guère eu de répercussions.

Qu'un cadre d'Imperial nie la relation de causalité tabagisme-cancer devant une association de confiseurs, ou qu'un bulletin de nouvelles pour le personnel fasse de même, ce n'est pas comme d'avoir de pareilles vues publiées dans le Globe and Mail, a fait valoir l'avocat.

article paru dans le quotidien
Montréal-Matin en mai 1969
(pièce 1543.1 au dossier)
(Le vénérable Globe and Mail est le plus respecté des quotidiens du Canada anglais.)

Me Lockwood n'a pas mentionné qu'il n'est pas seulement arrivé aux médias d'informer des méfaits du tabagisme, mais aussi de répercuter le déni mis en scène par de complaisants collaborateurs de l'industrie dotés de beaux titres scientifiques.

Me Lockwood s'est montré peu impressionné par les 17 prises de positions publiques que la partie demanderesse au procès reproche aux cadres d'Imperial, car cela a peu influencé le grand public.

Deux poids, deux mesures. Quelques heures plus tôt, Me Glendinning assimilait la transmission d'une étude scientifique d'une compagnie à un fonctionnaire et une façon de remplir son devoir d'informer le grand public.

*

Le juge Riordan, qui a paru par moment écoeuré d'écouter Me Glendinning, que son ton presque continuellement indigné et sa voix aigrelette et chevrotante n'aident assurément pas à gagner les coeurs, a retrouvé de l'allant avec la venue devant lui de Craig Lockwood, dont l'attitude générale est moins défensive et plus humble sans être basse.

Un moment donné, le magistrat a aidé l'avocat à éclaircir un passage de sa plaidoirie, mais à un autre moment, il a été impitoyable. Me Lockwood tentait à ce moment, peut-être sans avoir l'air d'y croire, de présenter Wayne Knox et Robert Bexon comme des marketeurs un peu excentriques qui tentaient de faire accepter leurs vues chez Imperial dans les années 1980. Le juge Riordan n'a pas manqué de rappeler que Bexon a fini président de la compagnie au 21e siècle...

Me Lockwood va poursuivre et vraisemblablement terminer sa plaidoirie demain (lundi).

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Évolution de la teneur en nicotine
Canada, 1971-1995    (pièce 528)

Note du 27 décembre: certains documents enregistrés en preuve ont donné à penser (voir notre relation du 84e jour), au contraire de ce que la défense d'ITCL a prétendu la semaine dernière, que la teneur en nicotine de plusieurs marques très vendues a augmenté durant plusieurs années à l'intérieur de la période de 48 considérée dans le procès. Voir le diagramme ci-contre.

Bien qu'authentique, la pièce 528 a cependant une valeur probante douteuse s'il s'agit de soutenir une autre thèse, celle d'une industrie qui, lorsque les cigarettes à teneur abaissée en nicotine et en goudron sont devenues populaires sur le marché canadien, a vendu davantage de cigarettes à plusieurs de ses vieux clients justement parce qu'une masse de ceux-ci cherchaient à « compenser » la réduction de la dose de nicotine inhalée dans chaque cigarette.

La pièce 528 n'a pas été retenue par la partie demanderesse au procès dans son argumentation écrite finale.