vendredi 14 novembre 2014

248e jour - La réclamation collective des victimes du tabagisme aurait dû être présentée plus tôt pour ouvrir droit à un dédommagement, selon ITCL

Jeudi matin comme mercredi après-midi, le mot le plus souvent entendu dans la salle d'audience 17.09 du palais de justice de Montréal était le mot PRESCRIPTION.

Il ne s'agissait pas de l'ordonnance d'une cure ou d'un médicament par un professionnel de la santé mais plutôt du délai à l'expiration duquel s'éteint un droit ou une obligation, dans notre régime juridique.

Le 12 septembre 1994, en vertu de la nouvelle réglementation fédérale canadienne, laquelle découlait d'une application acceptée par la Cour suprême du Canada de la Loi réglementant les produits du tabac, les compagnies intimées dans le présent procès présidé par le juge Brian Riordan ont commencé à apposer sur chaque paquet de cigarettes l'une ou l'autre, en alternance, de huit mises en garde sanitaires rédigées par Santé Canada et qui lui étaient attribuées. Parmi les huit mises en garde, il s'en trouvait une au sujet de la dépendance et une autre au sujet du cancer du poumon.

Selon la défense d'Imperial Tobacco Canada, les Québécois et Québécoises qui ont commencé de fumer après le 30 septembre 1994 ne peuvent pas plaider qu'ils n'étaient pas prévenus.

Par contre, les personnes qui fumaient déjà en septembre 1994 pouvaient se plaindre.

Or, ce n'est qu'à la mi-septembre 1998 qu'ont commencé au Québec les premières démarches pour obtenir du système de justice la permission de lancer un recours collectif de personnes dépendantes du tabac contre les cigarettiers canadiens. Des démarches similaires ont été entreprises dès le mois suivant pour un recours collectif des personnes atteintes d'emphysème, ou d'un cancer du poumon ou de la gorge.

Trop tard dans les deux cas! Il aurait fallu agir avant le 30 septembre 1997 car le Code civil du Québec prévoit un délai de prescription de 3 ans pour une action en justice de ce genre, quand les règles habituelles des litiges s'appliquent.

schéma produit par la défense
de Rothmans, Benson & Hedges en octobre
et présenté ici dans sa variante Imperial

Conclusion: l'affaire est classée. Passons à autre chose, monsieur le juge.

Autre chose comme la Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et dommages-intérêts liés au tabac (LRCSS), adoptée par le Parlement du Québec en 2009 et qui suspend l'application d'un délai de prescription en matière d'usage du tabac afin de faciliter une poursuite du gouvernement au sujet de dépenses publiques qui peuvent remonter à 1970 (date de création du régime d'assurance-maladie).

La LRCSS, dont l'industrie prétend devant d'autres tribunaux qu'elle viole la Charte des droits et libertés de la personne, ne s'applique de toutes façons pas à la cause des recours collectifs qui est devant le juge Riordan, sinon on y trouverait une référence dans la loi, n'est-ce pas ?

Et paf. Abordons le sujet suivant, Mister Justice.
Me Suzanne Côté

Ce que vous venez de lire n'est qu'un pâle aperçu des thèses que l'avocate Suzanne Côté, qui défend Imperial Tobacco Canada (ITCL), a exposées depuis mercredi midi au juge Riordan.

Elle parle vite, Me Côté, presque aussi vite en anglais qu'en français, en sacrifiant souvent au passage, non pas la grammaire, mais les accents toniques et la prononciation des mots qui rendraient ses propos en anglais aussi agréables à entendre et aussi compréhensibles que ceux de la plupart des juristes anglophones dans le procès. Pendant ce temps, fidèle à son poste de régisseure du spectacle quand il est signé par ITCL, Me Nathalie Grand'Pierre faisait défiler sur les écrans de la salle d'audience des diapositives en appui visuel, diapos qui étaient autant de textes ou de schémas dont les blogueurs avaient rarement le temps d'enregistrer le contenu informationnel (date, auteur, substance), vu la cadence imposée par Me Côté.

Le résultat: une vaste revue de jurisprudence et de doctrine en une journée et demie. Les praticiens du droit dans le camp adverse, plus au courant de la jurisprudence et des lois, trouveront sûrement à redire sur le fond, lors d'une ultime période de réplique en décembre.

Par moment, votre serviteur se demandait si le droit tel qu'examiné par Me Côté s'oppose à ce point à ce qui paraît parfois le gros bon sens, par exemple sur la question de savoir si un magistrat peut ordonner l'exécution provisoire de son jugement durant les appels, y compris et surtout pour des dommages punitifs qu'il déciderait d'imposer. Peut-être qu'un juge de première instance n'a pas ce pouvoir en matière de dommages punitifs parce que, selon un arrêt de la Cour d'appel du Québec, cela handicaperait la capacité d'un justiciable puni de se payer une défense en appel. Mais dans ce cas, pourquoi les mêmes dollars dépensés pour obéir à une ordonnance de verser avant que les appels aient été jugés des dédommagements compensatoires n'aurait pas le même effet sur la capacité du justiciable de se défendre en appel ?

Mais impossible de réfléchir plus qu'une fraction de seconde, sauf quand la manipulation des lourds cahiers-anneaux était providentiellement ralentie, car l'énergique plaideuse était déjà en train d'aller ériger un autre barrage conceptuel contre la démarche des recours collectifs. Elle a fait cela sur tous les fronts, dirait-on : notion de prescription, obligations pré-contractuelles d'informer, règles de la preuve en matière de causalité, légalité d'une condamnation à verser des dommages punitifs, légalité d'une ordonnance d'exécution provisoire d'un jugement, légalité d'une ordonnance de recouvrement collectif plutôt qu'individuel des dédommagements décidés, etc.

Assurément, Me Côté ne parle pas pour le cancre du fond de la salle mais pour le juge. Et le juge Riordan réagit, il commente, il questionne, et l'avocate semble avoir réponse à tout. Du fond de la salle, il est impossible de savoir si Me Côté souriait lors de ces échanges, mais sa voix trahissait plus de bonne humeur que jamais. Dire qu'elle aime plaider une cause serait un euphémisme.

Ce n'était pas un mince exploit d'intéresser encore le magistrat quand on passe après Simon Potter et Guy Pratte, avec une ambition similaire.

Toutefois, le juge aussi aime son métier. Combien de juge comme Brian Riordan exprimerait avec autant de régularité et d'apparent enthousiasme une impatience de recevoir un autre de ces courriels chargés de volumineux fichiers en annexe qu'il reçoit chaque jour, d'une équipe ou d'une autre ? Amenez-en de la lecture, Me Plante, Me Bouchard, Me Grand'Pierre, Me Gagné !

Aujourd'hui, la défense d'Imperial se poursuit avec le retour au lutrin de Me Deborah Glendinning, laquelle cédera ensuite la parole à son associé Craig Lockwood. Après la copieuse analyse du droit, la défense examinera les faits apportés en preuve par la partie demanderesse ou qui manquent à cette preuve, et qui justifient le rejet de toute condamnation.