mardi 21 octobre 2014

243e jour - Sans preuve de liens de cause à effet précis, on fait un procès d'intentions, déplore JTI-Macdonald

Lundi, devant le juge J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, au palais de justice de Montréal, le procureur de Japan Tobacco International - Macdonald (JTI-M), Guy Pratte, tout en prenant moult précautions, est passé proche de se qualifier lui-même d'avocat du diable.

Me Guy Pratte
Ce n'est pas parce que la défense de JTI-M dont il a brossé le tableau d'ensemble et qu'il continuera de livrer dans les prochains jours ne permettra pas de penser que le fabricant des célèbres Export A est, dans l'ensemble, plutôt un bon diable corporatif. Simplement, Me Pratte voulait prévenir le juge d'épouser les sentiments d'indignation des avocats des collectifs de victimes du tabagisme et d'abaisser ses exigences de preuve. Il a notamment cité l'affaire Robinson contre Cinar, qui s'est terminé devant la Cour suprême du Canada en décembre 2013, et où les tribunaux se sont abstenus de condamner plus que nécessaire un certain Davin, en dépit de lourds antécédents de mauvaise conduite exposés au tribunal de première instance, pour le motif que la preuve de sa participation déterminante aux malheurs de Claude Robinson n'avait pas été faite.

En plus de passer en revue de la jurisprudence pour étayer son point, l'avocat de JTI-M a pris le contre-pied de quelques thèses et narratifs de la partie demanderesse lors des plaidoiries de septembre.

C'est ainsi que selon Me Pratte, Jules Jobidon, dans la cause qui l'a opposé au ministère ontarien de la Justice, ne pouvait pas invoquer la notion de consentement donné par l'homme qu'il a tué, parce que la bagarre à coups de poing a été définie comme contraire à l'intérêt public, mais on ne peut pas en dire autant de la vente du tabac.

« Les buveurs de l'eau du puits de la rue Broad croyaient que l'eau était bonne », a aussi affirmé l'avocat, en réplique à l'allégorie servie en septembre par le procureur des recours collectifs Bruce Johnston (voir le 3e intertitre). Les fumeurs qui réclament aujourd'hui des dédommagements ne peuvent pas prétendre avoir tous eu une pareille illusion à propos du tabac, a fait valoir Me Pratte.

Subtilement, l'avocat glissait ainsi de la notion que le public « était au courant » (people were aware) que les cigarettes sont mauvaises pour la santé, notion qu'il a reproché à la partie demanderesse au procès d'évacuer, vers l'idée d'un public qui « croyait » que l'eau était mauvaise, cela alors que les experts en histoire mandatés par l'industrie n'ont témoigné que de ce que le public s'est fait raconter au sujet du tabac, et jamais de ce que le public a cru. On se rappelle comment le pauvre historien Jacques Lacoursière a souffert devant le tribunal de ne pas avoir su faire systématiquement cette distinction.

Il est cependant possible que le juge n'ait pas remarqué cet aspect de la plaidoirie de Me Pratte.

En revanche, le juge Riordan ne pourra pas oublier la référence faite, presque en ouverture du plaidoyer, à une pièce de théâtre de Robert Bolt mettant en scène le personnage historique de Thomas More, A man for all seasons. On peut même l'imaginer recycler sans espièglerie cette référence dans son jugement final à venir, si jamais ce jugement était défavorable au client de Me Pratte, en particulier au chapitre de l'abus de procédure. Un spectateur moins subtil dans la salle d'audience pourrait se demander comment l'intransigeant Thomas More, que le roi Henri VIII d'Angleterre a fait décapiter en 1535 parce qu'il n'approuvait pas son divorce et la rupture avec l'Église de Rome, pourrait servir d'inspiration ou être utile à des avocats censés, selon la théologie judiciaire de Me Pratte, « soumettre des propositions » au tribunal sans y croire nécessairement, sans se prendre pour des parlementaires, sans s'indigner, sans passion ?

Me Pratte a peut-être été plus convaincant dans son initiative de remercier les avocats qui ont participé à la défense de JTI-M depuis mars 2012: François Grondin, Patrick Plante, Kevin LaRoche, Kirsten Crain et Nancy El Sayegh du cabinet juridique Borden Ladner Gervais, ainsi que Doug Mitchell et Catherine McKenzie du cabinet Irving Mitchell Kalichman. C'est un fait que Guy Pratte a beaucoup plus délégué de tâches que son confrère Simon Potter de RBH par exemple.

Mais pourquoi Me Pratte a-t-il tenu à souligner qu'il sera le seul qu'il faudra tenir responsable d'une impression finale qui serait défavorable à la suite de sa prestation des prochains jours ? On lit fréquemment ce genre d'avertissement de la part des auteurs de livres. De fait, lundi après-midi, l'avocat de JTI-M exposait ses idées en ménageant de longs silences entre les différents sujets, comme s'il devait triompher d'un vertige devant l'obligation de tourner toutes les pages des volumineux cahiers-anneaux posés devant lui.

Dans le présent procès, jamais Guy Pratte n'a paru aussi emprunté.

C'était notamment le cas quand il a demandé plusieurs fois à Me McKenzie de préciser des dates ou un nom, même s'il n'est pas le seul participant au procès, y compris dans la partie adverse, à reconnaître implicitement à l'avocate une mémoire fiable.

C'était surtout le cas quand il lui est arrivé, devant des questions du juge Riordan, de promettre une réponse lors d'un moment prochain de son exposé, au lieu d'en improviser galamment un aperçu.

Sur le fond, le défenseur de JTI-Macdonald était cependant loin de naviguer en eaux troubles. Son argumentation, et c'est bien naturel, a souvent recoupé celle de son confrère de la défense de Rothmans, Benson & Hedges (RBH), Simon Potter. Guy Pratte a seulement le désavantage de parler le deuxième, avec le risque d'ennuyer parfois le juge, qui s'est cependant montré d'une patience exemplaire.

Un deuxième tour guidé de la législation et de la jurisprudence a cependant ceci de bon pour les moins bons élèves comme votre serviteur qu'elle donne une deuxième chance d'exposer plus équitablement une certaine argumentation aux lecteurs du blogue.


Les mêmes règles de preuve pour tous les justiciables

Me Pratte a mis de l'avant les articles 1468, 1469 et 1473 du Code civil du Québec pour montrer que le défaut de sécurité d'un bien, qui entraîne pour le fabricant une obligation de réparation des préjudices causés à un tiers, est observé quand le bien n'offre pas la sécurité à laquelle l'usager est en droit de s'attendre. Le fabricant n'est pas tenu de réparer le préjudice s'il prouve que la victime connaissait ou était en mesure de connaître le défaut du bien ou qu'elle pouvait prévoir préjudice.

extraits du Code civil du Québec
Apparemment, les experts en histoire mandatés par l'industrie auraient prouvé cette connaissance populaire du « défaut » de la cigarette.

Me Pratte, comme Me Potter plus tôt ce mois-ci, a aussi parlé lundi de la cause qui a opposé en 2010 Grace Biondi, et d'autres victimes de chutes sur des trottoirs de la ville de Montréal, au Syndicat des cols bleus et à la municipalité. Lors de l'instruction de ce recours collectif, la juge de première instance avait présumé que le défaut d'entretien des trottoirs lors d'un exercice illégal de moyens de pression par les cols bleus était la cause probable des accidents. La juge Grenier avait cependant permis aux défendeurs de réfuter les allégations des demandeurs en autorisant une procédure d'interrogatoires et de contre-interrogatoires.

Dans le procès en responsabilité civile des cigarettiers, Me Pratte, comme Me Potter, trouve injuste que le juge puisse éventuellement satisfaire la demande de dédommagements des victimes du tabagisme sans que la défense ait pu en interroger une seule devant le tribunal pour vérifier que les agissements du cigarettier (JTI-M ou RBH) sont vraiment à l'origine du tabagisme de tous les membres des recours collectifs. Ce discours laisse présager que les avocates d'Imperial qui se sont battues seules devant la Cour d'appel contre l'approche décidée par le juge Riordan seront vraisemblablement accompagnées par des juristes des deux autres compagnies le jour où l'industrie fera appel d'un jugement final de Brian Riordan qui lui serait défavorable.

Chaque camp trouve des arguments dans les arrêts de la Cour suprême du Canada.

La partie demanderesse a cité en septembre l'arrêt Richard contre Time parce qu'il s'y trouve l'avis du plus haut tribunal du pays selon lequel la Loi sur la protection du consommateur protège le consommateur crédule et inexpérimenté contre les pratiques commerciales déloyales, et non pas seulement le consommateur moyennement sceptique et moyennement curieux.

Lundi, le défenseur de JTI-M a pour sa part fait valoir que la Cour suprême, dans ce même arrêt de 2012, pose des conditions pour qu'un justiciable puisse se prévaloir de la présomption de préjudice, comme Jean-Marc Richard a pu le faire contre le magazine Time et son procédé trompeur pour susciter des abonnements. Il faut entre autres que le consommateur produise devant le tribunal le texte qu'il a vu et qui l'a induit en erreur. Il serait certes difficile à un fumeur de produire devant un tribunal l'annonce qui l'a convaincu de commencer à fumer quand il avait 12 ans ou qui l'a convaincu de recommencer après un arrêt tabagique plus ou moins long.

Me Pratte a aussi déploré que les recours collectifs n'aient pas apporté de preuve que les panneaux-réclames avaient une influence sur le public. L'avocat a ironisé sur le message que la couleur d'un paquet de cigarettes est censée transmettre, selon la partie demanderesse au procès.

Au-delà, le défenseur de JTI-M a paru soucieux d'éviter que le juge Riordan puisse décider finalement d'accorder des dommages punitifs contre l'industrie du tabac sans accorder de dédommagements compensatoires.

Me Pratte poursuit sa plaidoirie aujourd'hui.