vendredi 10 octobre 2014

242e jour - RBH dit qu'aucune pénalité n'est nécessaire pour dissuader les mauvaises actions car le législateur est déjà intervenu

Jeudi, au procès en responsabilité civile des trois principaux cigarettiers du marché canadien, il s'en est fallu de peu pour que l'avocat de Rothmans, Benson & Hedges, Simon V. Potter, déclare, en conclusion de son plaidoyer devant le juge J. Brian Riordan, que le tabagisme a décliné au Canada durant la deuxième moitié du 20e siècle grâce à l'aide que sa compagnie a apporté aux efforts des pouvoirs publics.

« Le gouvernement a essayé. Mon client a essayé. » Et la stratégie du gouvernement fédéral canadien a fonctionné.  La preuve, selon Me Potter, serait qu'aujourd'hui moins de 20 % des adultes fument (par rapport à 61 % des hommes et 38 % des femmes en 1965)

Paradoxalement, la stratégie gouvernementale a fonctionné alors que deux de ses piliers n'auraient eu aucun effet, si on croit ce que le même avocat a raconté mercredi et jeudi. Les fumeurs ne lisent pas les mises en garde sanitaires sur les paquets de cigarettes, ou n'y croient pas. Quant à l'interdiction de la publicité, elle n'a pas accéléré le déclin du tabagisme.

Est-ce la taxation dissuasive, alors ? On ne le saura jamais. L'avocat de RBH a terminé sa plaidoirie à midi trente sans y faire la moindre allusion.


Les désormais célèbres questions du juge Jasmin

Au terme des plaidoiries finales des procureurs des victimes du tabagisme, qui ont eu lieu en septembre devant le juge J. Brian Riordan, il peut être bon de passer en revue la réponse donnée aux questions auxquelles le juge Pierre Jasmin, dans sa décision de février 2005 d'autoriser la procédure du recours collectif, espérait qu'un procès réponde.

extrait du jugement Jasmin de 2005
À toutes ces questions du juge Jasmin, les avocats des recours collectifs ont apporté en septembre une réponse affirmative, en précisant même, à la demande expresse du juge Riordan, que c'est dès le début des années 1950 que les cigarettiers savaient à quoi s'en tenir au sujet des risques associés à la consommation de leurs produits, que « tout le monde savait » ...du côté de l'industrie.

Jeudi, le défenseur de RBH a apporté une réponse négative à presque toutes les questions.

Pas à la première toutefois. Devant celle-là, RBH plaide « coupable », ...tout en affirmant que le produit n'était pas plus dangereux que ce à quoi les fumeurs pouvaient s'attendre. Autrement dit, ils ont consenti. Me Potter a servi derechef sa métaphore du motocycliste victime d'un accident qui ne peut pas plaider qu'il ne connaissait pas les dangers de la route.

Et pour ce qui est de la dépendance (sixième question), cela dépend du sens qu'on donne à ce mot. Me Potter a réaffirmé qu'il est possible d'arrêter, même si c'est difficile pour certaines personnes. Sa cliente n'aurait rien fait pour empirer les choses.


Les clous de cercueil (Encore !)

La reconnaissance des méfaits sanitaires du tabac ne va de pair avec aucun remords cependant, car « tout le monde savait », leitmotiv de la défense de l'industrie, rejoué jeudi.

Me Potter a rappelé que Rothmans of Pall Mall, compagnie qui a fusionné à Benson & Hedges Canada en 1986, a publié en 1958 une déclaration pleine page dans des quotidiens canadiens, de langue anglaise ou de langue française, où elle reconnaissait que la preuve de la toxicité du tabac est faite.

(La déclaration, surnommée « Frank Statement » du fait de sa soi-disant franchise, était aussi pleine de promesses sur la « consommation modérée », le goudron et les filtres. Ce n'était pas le rôle de l'avocat de la défense de s'étendre sur le sujet.)

Me Potter s'est plu à prononcer de nouveau l'expression « clous de cercueil » (« coffin nails »). L'historien Jacques Lacoursière ainsi que plusieurs cadres de l'industrie du tabac aujourd'hui retraités ont mentionné, lors de lors de leur témoignage devant le juge Riordan, l'emploi de cette expression par leur parenté ou leur entourage. Lui-même un adolescent au début des années 1960, l'avocat de RBH a dit qu'il avait entendu cette expression, qui se voulait une mise en garde parentale contre les dangers du tabac.

Les mêmes témoins sexagénaires ou plus âgés pourraient bien avoir aussi entendu parler du Bonhomme Sept Heures par leurs parents, et ont vraisemblablement cessé d'y croire, peut-être avant même d'atteindre l'âge tendre mais rebelle où on commence à fumer. On ne le saura jamais. En 2012, les avocats des recours collectifs n'ont pas pensé à leur poser la question, ou n'ont pas jugé cela nécessaire avant de montrer en détail que l'ignorance des méfaits était répandue chez les fumeurs, même encore au milieu des années 1980, et cela en dépit du discours antitabac.


Des annonces de tabac inopérantes

Mercredi, Me Potter avait reproché au professeur Richard Pollay, l'expert en marketing des recours collectifs, qui a témoigné devant le juge Riordan en janvier 2013, de ne pas disposer de preuve expérimentale de l'effet qu'il prête à telle ou telle annonce de cigarettes. « Il devine », a raillé le procureur de RBH.

Jeudi, Me Potter a plaidé que les annonces avaient eu une efficacité diminuée dans un contexte où « chaque fois que vous écoutiez la télévision, le gouvernement vous disait : ne fumez pas ! ». Il ne sera pas dit que l'avocat de RBH nie toute constance aux pouvoirs publics.

annonce de 1973,
censée n'avoir d'influence
que sur les adultes
En septembre, le procureur Philippe Trudel des recours collectifs avait présenté une annonce de Belvedere (une marque de RBH) comme une illustration (parmi d'autres) d'un marketing orienté sur le racolage de jeunes clients. Me Potter s'est efforcé de ridiculiser cette thèse en soulignant que la partie demanderesse n'avait fourni aucune donnée sur la clientèle des parcs d'amusement, ajoutant qu'il avait déjà amené sa famille dans pareil lieu et y avait vu quantité d'autres parents.


Licence et prescription

Jeudi, comme à plusieurs reprises depuis le début du procès en 2012, Me Potter a fait allusion au fait que RBH, comme les autres cigarettiers, possède un permis. L'avocat n'a pas spécifié de quelle permis il s'agit, mais on peut penser qu'il se s'agissait pas du permis 007 de James Bond. Peut-être s'agissait-il d'un permis de percevoir les taxes de vente.

En filigrane de cette référence à un permis se profile cependant l'argument que les gouvernements et l'industrie sont « partenaires », ce qui nous ramène à un autre refrain de la défense de l'industrie.

C'est dans la même logique que Me Potter a cité des extraits du rapport de 1969 de la commission parlementaire présidée par le député et médecin Gaston Isabelle, où il serait recommandé de fumer de façon moins dommageable si on ne peut pas arrêter de fumer.

Le doyen des avocats de l'industrie a été plus explicite sur le sujet de la prescription qui s'appliquerait à des réclamations de dommages punitifs. La Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et des dommages-intérêts liés au tabac de 2009 a repoussé la limite d'années au-delà de laquelle un justiciable ne peut plus présenter de réclamation de dédommagements compensatoires à un cigarettier. Me Potter a expliqué que cette levée de la prescription ne s'appliquait pas à des réclamations de dommages punitifs du genre de ceux que la Loi sur la protection du consommateur rend possible.

De toutes manières, il n'y a pas lieu d'appliquer des remèdes pensés pour des industries normales à une industrie, celle du tabac, qui ne l'est pas, a souligné l'avocat de RBH.


Une dissuasion désormais inutile

Le procureur de Rothmans, Benson & Hedges a dit que la législation en vigueur au Canada oblige désormais les fabricants à apposer sur les paquets de cigarettes des mises en garde sanitaires illustrées qui couvrent 75 % des deux principales surfaces desdits paquets.

Me Potter a aussi notamment fait valoir que des lois fédérales et provinciales y interdisent désormais les annonces de produits du tabac qui font référence à un style de vie, ainsi que les commandites d'événements, l'usage des descripteurs « léger » et « doux », la vente en paquets de moins de 20 unités et l'exposition des emballages de produits du tabac à la vue du public dans les points de vente au détail. Ces interdits sont assorties d'amendes.

RBH obéit scrupuleusement aux lois (...non sans avoir, comme les autres membres du Conseil canadien des fabricants de produits du tabac, tenté de prévenir l'adoption de toute cette législation et souvent contesté sa légalité devant les tribunaux).

Les pratiques d'antan seraient disparues et Me Potter affirme que son client n'a jamais agi avec malice ou intention de causer des dommages corporels.

Aux dires du défenseur de RBH, on ne peut pas présumer, comme la partie demanderesse le fait, qu'aucune des personnes aujourd'hui dépendantes du tabac ou atteintes d'une maladie associée au tabac n'était au courant des dangers du tabagisme. Il faudrait prouver que la tromperie a atteint tout le monde et que personne ne serait mis à fumer sans les ruses de l'industrie. À défaut de quoi, les compensations réclamées seraient des récompenses pour certains fumeurs qui ne les méritent pas.

*

Malgré sa brièveté (une journée et demie), la plaidoirie de Me Potter n'est pas plus facile à résumer que la plaidoirie à plusieurs voix de la partie demanderesse en septembre dernier. Comme n'importe quel avocat, Potter cite abondance de jurisprudence et s'efforce de prendre le contre-pied des thèses de l'adversaire.

À défaut de rendre justice à tout le contenu du plaidoyer, qu'il soit permis à votre serviteur de parler de la manière Potter qu'il observe depuis mars 2012. Pour résumer, disons que c'est celle d'un maximum d'effronterie sur le fond, enveloppé dans d'excellentes manières d'homme de Cour.

On ne saurait reprocher à l'avocat québécois sa parfaite diction, sa capacité de conjuguer les doubles négations dans la même phrase lors d'un interrogatoire, ses inflexions de voix théâtrales, ou ce truc de ventriloque bilingue, utilisé jeudi, qui consiste à citer en français l'article 2849 du Code civil du Québec (dont une version anglaise existe pourtant) à l'intérieur d'une plaidoirie en langue anglaise.

On ne peut pas prendre cela à la légère puisque ça marche.

Les jurés, s'il y en avait, et le juge, peuvent être difficiles à convaincre, mais le doyen des défenseurs de l'industrie n'est jamais ennuyant et on l'écoute. Mercredi, le juge Riordan, qui a décidé trois fois du début des pauses avant que Me Potter les propose, tenait la dragée haute au rhéteur de RBH. Jeudi, le juge l'a interrompu plusieurs fois pour éclaircir certains points. Or, même si ce genre d'incidents peut être très déstabilisant pour un avocat, on peut parier que le procureur de RBH en était ravi. Parce qu'il doit savoir qu'il s'en tire sans dommage, et parce que cela prouve que le juge écoute. En fait, ce dernier écoute attentivement.

Personne n'est jamais certain de gagner le coeur d'un juge habile comme Brian Riordan, mais il est essentiel à tout avocat de gagner au moins son oreille.

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Les auditions devant le juge Brian Riordan reprennent le lundi 20 octobre. La compagnie JTI-Macdonald va alors présenter sa défense.