mercredi 24 septembre 2014

236e jour - Les cigarettiers au Canada savaient déjà leurs torts en 1958 et cherchent à mystifier le public depuis lors, disent les demandeurs

La nicotine cause de la dépendance au tabac et l'usage du tabac cause des maladies. Il y a des relations de cause à effet, et pas seulement un vague lien statistique.

Entre eux, bien des cadres et autres employés des compagnies de tabac au Canada en convenaient, il y a plus de 50 ans, comme le révèle une correspondance interne qui est maintenant connue.

Cependant, aucune de ces convictions n'a transparu jusqu'au 21e siècle et alors discrètement, dans les prises de position publiques des mêmes compagnies, et rien n'a jamais transparu dans leur comportement.

Pendant des décennies, l'industrie canadienne du tabac a au contraire déployé de nombreux efforts pour que d'autres croyances, des croyances avec beaucoup moins de fondement scientifique ainsi que des mythes, subsistent ou se répandent à l'encontre de la vérité nue, et défavorisent ainsi le décrochage massif des fumeurs, nourrissent l'opposition à des politiques publiques qui peuvent décourager l'usage du tabac, et retardent une dénormalisation des produits du tabac qui peut nuire au renouvellement constant des fumeurs de longue date par de jeunes innocents. L'examen de la documentation interne des compagnies confirme ou révèle les intentions secrètes et les agissements irresponsables des compagnies.

Mardi, le procureur André Lespérance des recours collectifs a continué, devant le juge J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, la mise en évidence de la duplicité des compagnies de tabac du marché canadien qu'il avait entreprise lundi. Durant la journée, les avocats des recours collectifs ont aussi laissé entendre que l'industrie ne s'est toujours pas réformée et est irréformable, ce dont témoigneraient des passages de la longue argumentation écrite d'Imperial Tobacco Canada, de Rothmans, Benson & Hedges et de JTI-Macdonald remise au juge et à la partie demandresse à la mi-septembre.

Me Pierre Boivin
En fin de matinée, après André Lespérance, son coéquipier Pierre Boivin a poursuivi dans la même veine, en suivant le même procédé, c'est-à-dire en resortant du volumineux dossier de la preuve constitué depuis deux ans et demi des pièces à l'appui de la thèse des recours collectifs.

Dans un procès au criminel, les pièces enregistrées en preuve ressembleraient à un pistolet dans un sac de plastique transparent ou à une goutte de sang de la victime découverte en un lieu particulier.

Dans une démonstration de l'irresponsabilité civile et de la duplicité corporative, les pièces sont des textes. Le commerce des cigarettes n'est pas une affaire dont serait capable un groupe d'analphabètes musclés dont la police doit taper les lignes téléphoniques. Les compagnies de tabac sont des bureaucraties typiques. Hélas, parce qu'elles peuvent faire plus de dommages et plus longtemps. Mais heureusement parce qu'elles laissent plusieurs traces de leurs actes.

Voici quelques exemples de pièces au dossier de la preuve mises de nouveau sous les yeux du juge Riordan mardi.
  • la pièce 758-3, d'octobre 1957, qui montre que le département des ventes de Rothmans of Pall Mall Canada à Toronto croyait qu'un fumeur de 2 paquets de cigarettes par jour a une probabilité de mourir du cancer du poumon qui est 64 fois plus grande que quelqu'un qui ne fume pas du tout. Autre connaissance qui n'était pas mise en doute: une personne qui arrête de fumer diminue son risque d'être atteint de cancer du poumon.
  • la pièce 1398, qui est la relation du voyage d'affaires en Amérique du Nord d'un trio de cadres de British American Tobacco, la maison-mère britannique d'Imperial Tobacco Canada. Les auteurs rapportent avoir remarqué qu'à une seule exception près, tout le monde dans l'industrie du tabac au Canada croit à la relation de cause à effet entre l'usage du tabac et le cancer. L'histoire se passe en 1958 !! (Cette pièce a été versée au dossier de la preuve en 2012 et jamais les défenseurs des compagnies n'ont depuis lors produit ou tenté de produire un témoignage ou une pièce qui laisserait soupçonner que les trois voyageurs de 1958 se sont mis le doigt dans l'oeil et que les croyances en vogue n'étaient pas celles-là ou que leurs observations ont été mises en doute par leurs contemporains.)
  • la pièce 541, qui fait le sommaire des présentations de l'industrie à la conférence de 1963 organisée par le gouvernement d'Ottawa à l'initiative de la ministre fédérale de la Santé Judy LaMarsh, où les patrons des quatre compagnies de tabac de l'époque, y compris Rothmans, déclarent que la preuve que le tabagisme cause des maladies n'est pas faite et réclament plus de recherches (Ce sera un refrain souvent entendu dans les décennies suivantes.)
  • la pièce 1262, daté de décembre 1963, où le président d'Imperial John M. Keith atteste de la participation de la firme américaine de relations publiques Hill and Knowlton aux préparatifs de la conférence convoquée par la ministre LaMarsh, et demande au président de Rothmans, J. H. Devlin, d'acquitter une part des frais de l'industrie canadienne. (La lettre fait notamment référence à Benson & Hedges et à « Mrs Stewart », qui contrôle avec son mari la compagnie Macdonald Tobacco de Montréal.)
  • la pièce 40347.11, qui est le rapport de la commission parlementaire présidée par le député et médecin Gaston Isabelle, remis à la Chambre des communes en décembre 1969, rapport qui récuse le besoin d'une preuve au-delà de la preuve hors de tout doute raisonnable, alors que l'industrie a exigé pareil niveau de certitude lors des travaux de la commission, au printemps précédent. (Cette exigence extrême de l'industrie survenait cinq ans après que le Surgeon General des États-Unis ait déclaré qu'il y a une relation de cause à effet plutôt qu'une simple association statistique entre le tabagisme et le cancer du poumon.)
  • la pièce 1397, daté d'août 1969, où G. C. Hargrove du siège social de British American Tobacco à Londres, avise les patrons des filiales du groupe multinational que l'industrie du tabac au Canada a su maximiser les retombées médiatiques des témoignages utiles entendus par la commission Isabelle. (Au nombre des témoignages complaisants pour l'industrie se trouvaient notamment ceux de l'endocrinologue québécois Hans Selye, spécialiste mondialement célèbre du stress, et du statisticien américain Alexander K. Brownlee.)
  • la pièce 987.2, daté de septembre 1972, et qui consiste en résultats d'un sondage effectué pour l'industrie qui montre qu'il reste encore 63 % des fumeurs québécois qui croient que le tabagisme n'est pas dangereux pour tout le monde (mais seulement pour les gros fumeurs ou pour les gens qui ne sont pas en bonne santé)
  • la pièce  975.6, où on voit que les relationnistes de l'industrie, dans leur discours public, utilisent pour contester le consensus scientifique les écrits de David Warburton, un scientifique de formation mis au rang des excentriques attardés (« outliers »)  par l'historien Robert J. Perrins, expert mandaté par l'industrie qui a témoigné devant le juge Riordan en août 2013
  • la pièce 40062.1, qui est le rapport d'expertise du politologue Raymond Duch, expert mandaté par l'industrie qui a témoigné devant le juge Riordan en 2014, et où on peut trouver, en page 70, qu'en 1986, seulement 45 % des fumeurs québécois pensaient que le tabac cause la dépendance, contre 55 % qui ne croyaient pas cela. En page 160, on peut aussi voir que cette année-là, seulement 2 % des répondants associaient tabac et dépendance, contre 63 % qui associaient spontanément tabac et cancer du poumon.
  • les pièces 1407 et 1419, datés de 1972, qui révèlent comment les cadres et scientifiques du tabac, entre eux, concevaient la cigarette, à savoir comme un dispositif d'ingestion de nicotine
  • la pièce 805, datée de 1987, qui montre que les chimistes de l'industrie sont au courant des mécanismes d'action de la nicotine sur l'organisme et du lien entre la rapidité de réception de la dose et le développement de la dépendance
  • la pièce 1022, datée de 1973, où un marketeur d'Imperial affirme que la vente de cigarettes à trop basse teneur en nicotine entraînerait un décrochage des fumeurs
  • la pièce 601-1988, qui est le rapport de 1988 du Surgeon General des États-Unis, où il est affirmé que les mécanismes de la dépendance à la nicotine sont identiques à ceux de la dépendance à la cocaïne ou à l'héroïne
  • une série de pièces au dossier qui sont autant de publications des autorités médicales et de santé publique, au Canada et à l'étranger, qui établissent que l'usage du tabac cause des maladies et est une dépendance sévère.
Malheureusement pour les demandeurs dans le procès devant le juge Riordan, les patrons de l'industrie canadienne du tabac ne sont pas allés mentir gauchement devant le Parlement d'Ottawa en une époque de filmage des travaux parlementaires, comme l'ont fait les patrons des compagnies américaines au sujet de la dépendance, devant une commission du Congrès des États-Unis en avril 1994.

Il y a cependant dans le dossier de la preuve des documents qui montrent comment le Conseil canadien des fabricants de produits du tabac, dans les années 1980, a encouragé financièrement des arguties de chercheurs à l'encontre du consensus scientifique en matière de dépendance. Au point où les cadres retraités de l'industrie servaient encore cette salade au juge Riordan en 2012.

(Lundi, Me Lespérance n'avait pas manqué non plus de mentionner que dans une déclaration publique en 1994, le président de Rothmans, Benson & Hedges de l'époque, Joe Heffernan, ne parvenait pas encore à admettre la relation causale entre tabac et cancer que son prédécesseur des années 1950, Patrick O'Neil-Dunn admettait. En demandant constamment des preuves additionnelles de ceci ou cela, toutes les compagnies ont alimenté le doute des fumeurs québécois en la nocivité de toute consommation de tabac, peu importe l'intensité de la consommation, la marque ou la condition physique antérieure du fumeur.)

En résumé, les avocats des recours collectifs se sont évertués depuis lundi de présenter au juge Riordan leurs réponses aux questions de l'honorable Pierre Jasmin de la Cour supérieure du Québec dans son jugement de 2005 qui a autorisé un procès contre les trois principaux cigarettiers canadiens.

Le juge Jasmin voulait que le procès permette à la justice de répondre aux questions suivantes à propos des agissements des compagnies de tabac intimées :

En 2014, le juge Riordan a fait ajouter à la deuxième question la sous-question : depuis quand ?

Aujourd'hui, le procureur Philippe H. Trudel va commencer de livrer au juge Riordan la réponse des recours collectifs à la cinquième des questions du juge Jasmin.