mardi 23 septembre 2014

235e jour - Les compagnies doivent assumer les conséquences de leurs choix, disent les recours collectifs

Lundi, pour une fois, la salle 17.09 du palais de justice de Montréal était archi-comble. Une quinzaine de victimes du tabagisme inscrites à l'un ou l'autre des deux recours collectifs contre les cigarettiers canadiens, des professionnels de la lutte contre le tabagisme, des avocats de compagnies de tabac étrangères et au moins trois envoyés spéciaux de la grande presse écrite prenaient place, pas toujours assis, au fond de la salle, là où les blogueurs sont parfois tout fin seuls. Dans le corridor, lors d'une pause, des microphones et une caméra de télévision ont capté quelques déclarations.

Dans la salle d'audience, les avocats des recours collectifs étaient tous présents. Les compagnies défenderesses étaient bien représentées aussi. Tout le monde était en tenue de ville, car les hommes et les femmes de loi ne revêtent la toge que lorsqu'un interrogatoire ou un contre-interrogatoire est au programme de la journée.

À 9h30, le grand bonhomme mince et barbu qui préside le procès est entré en souriant comme d'habitude, et tout le monde s'est levé, à l'appel du huissier-audiencier annonçant « l'honorable Brian Riordan de la Cour supérieure ». Comme d'habitude aussi, le juge n'a pas voulu donner le moindre indice qu'il fait attention à la présence ou non d'un public dans la salle d'audience. Il ne semble avoir d'oreilles et d'égards que pour les juristes devant lui, ce qui est naturel et bien suffisant.


Quelques cahots avant le décollage

D'entrée de jeu, il a été question d'une requête récente d'Imperial Tobacco Canada pour faire radier certaines sections de l'argumentation écrite finale des recours collectifs, laquelle compte plus de 600 pages (en anglais) et a été remise en juillet au juge et à la partie défenderesse. En plus de réclamer des dédommagements et des pénalités comme depuis les tout débuts de cette affaire, la partie demanderesse voudrait maintenant que le tribunal déclare abusif l'usage des procédures qu'ont fait les trois compagnies intimées. Le juge Riordan s'est assuré d'un accord entre les parties pour que le débat sur cette question ait lieu devant lui jeudi prochain.

Des difficultés de mise en marche du système audio-visuel ont alors pris le relais pour imposer un retard supplémentaire de près d'une heure et demie.

Me Lespérance par un jour
d'interrogatoire en 2012
À 11 heures, prenant la parole au nom des deux recours collectifs de victimes du tabagisme, le procureur André Lespérance a alors pu commencer d'exposer les raisons que les demandeurs ont de croire que les cigarettiers canadiens ont commis plusieurs fautes qui ont causé des dommages sanitaires, et doivent être condamnés.


Un exposé très documenté

Pour l'occasion, André Lespérance avait mis son noeud papillon et ses lunettes, ce qui lui donne un air plus professoral, et pendant qu'il plaidait, en français, les écrans de la salle donnaient à voir les grandes lignes de la démonstration que veut faire son camp, et souvent des pièces extraites du volumineux dossier de la preuve, des documents très incriminants.

Rappelons que la défense des cigarettiers s'était opposé au printemps 2013 à ce qu'un expert des recours collectifs, l'épidémiologue Jack Siemiatycki, se serve du logiciel Power Point devant le tribunal. Mais après que certains experts de la défense aient aussi voulu l'utiliser, les objections ont cessé, et Me Lespérance tient enfin sa petite revanche technologique.

Pour sa part, le juge dit apprécier tout ce qui pourrait lui exempter de se faire dire intégralement ce qu'il a déjà lu depuis juillet dans les cahiers de notes et d'autorités des parties, qui totalisent environ 2000 pages. (Les compagnies ont remis leur argumentation écrite le 16 septembre dernier.) À l'oral, le magistrat espère maintenant une synthèse ou un résumé.

Sur les diapositives à l'écran, le public n'a cependant vu jusqu'à présent que du texte, même si la couleur est la bienvenue dans l'univers noir et blanc. Pas de schéma avec des flèches, pas de diagramme, pas d'images, pas de chatoyantes annonces de cigarettes. Les avocats ont pour mission de convaincre le juge au bénéfice de leurs clients, pas d'instruire des étudiants ou un jury. Le juge Riordan continue de donner l'apparence d'une très forte capacité d'absorption, et les avocats des deux camps ont probablement compris depuis belle lurette qu'il n'est pas nécessaire de lui faire un dessin quand le sujet devient complexe ou fait appel à une excellente mémoire.

Bref, c'était tout de même dense. Au retour de la pause du midi, la salle était déjà plus aérée, et c'est comme cela à chaque fois. Contrairement aux procès au criminel qui ont lieu quelques étages plus bas dans le palais de justice, ce procès au civil est condamné à ne pas faire courir les foules, surtout quand plusieurs des personnes parmi les premières concernées sont atteintes par diverses maladies. Plusieurs braves sont tout de même restés tout l'après-midi, trop heureux que la justice s'intéresse à cette immense piège à adolescents qu'est le tabagisme, les adolescents qu'ils étaient.

Pour les habitués de ce blogue, l'exposé de lundi aurait cependant été sans surprise quant aux questions de faits et de droit examinées. Ce n'est plus, comme au début du procès, la disponibilité des témoins pour une comparution devant le tribunal qui dicte en partie l'ordre des matières abordées, mais la logique, seulement la logique.


Tromper le public et devoir assumer les conséquences

Me Lespérance a commencé par emprunter les mots d'un avocat de la défense de JTI-Macdonald au sujet des individus qui doivent assumer les conséquences de leurs choix, pour déclarer que les compagnies devaient assumer les conséquences de leurs choix, ce que doit faire tout citoyen corporatif, ce que fait effectivement une compagnie normale dont le produit cause accidentellement des dommages.

Les compagnies de tabac canadiennes ont fait plusieurs choix depuis un demi-siècle, des très mauvais choix. Aujourd'hui, elles doivent réparer et ne plus recommencer.

Le premier mauvais choix fait par l'industrie a consisté à ne pas dire tout ce qu'elle savait de mal sur les effets de l'usage normal de leurs produits.

En fait, il s'en est fallu de peu pour qu'en 1958, sous la direction de Patrick O'Neil-Dunne, la compagnie Rothmans of Pall Mall joue le jeu d'une certaine transparence (quand même assaisonnée de fausses promesses). Mais l'incartade de ce patron excentrique et éphémère a vite pris fin; la compagnie s'est rapidement joint à la conspiration pour retarder par divers procédés les prises de conscience dans le public canadien.

Loin de faire ce qu'il aurait été responsable et normal de faire, les cigarettiers canadiens se sont plutôt sentis dans l'obligation de servir leurs actionnaires en alimentant durant plusieurs décennies des doutes dans l'esprit du public sur l'importance relative du danger de fumer plutôt que de ne pas fumer. Et cela a hélas marché, comme le révèle des sondages que les compagnies faisaient faire. Des fumeurs se rassuraient faussement, des jeunes se mettaient à fumer.

Au lieu d'égrener les faits en ordre chronologique, Me Lespérance a pris une année où toutes les fautes des cigarettiers sont apparentes dans la documentation interne de l'industrie, l'année 1977. Le portrait est saisissant.

Des documents témoignent que cette année-là,
  • des responsables de la recherche et du développement dans l'industrie écrivaient, dans des mémos internes, qu'il est temps que l'industrie cesse son combat d'arrière-garde pour nier que le tabagisme est une cause de cancers et de diverses maladies (pièces 125 et 29 au dossier de la preuve)
  • les mêmes scientifiques de l'industrie (souvent des docteurs en chimie) reconnaissaient que c'est la peur des conséquences judiciaires qui empêchent les compagnies de dire la vérité (pièce 29), et que cette attitude donne d'elles l'image d'une association de gens qui prétendent que la Terre est plate (Flat Earth Society) (pièce 948 au dossier)
  • les compagnies canadiennes ont convenu de ne pas reconnaître les risques sanitaires du tabagisme sans tenter de les relativiser jusqu'à l'insignifiance (pièce 1507)
  • les compagnies ont multiplié les gestes pour contrer les activités antitabac dans la société (pièces au dossier 128, 957, 958, 580, 580C et 968I)
  • l'industrie a rejeté la demande du gouvernement fédéral canadien d'améliorer les mises en garde sanitaires contre la cigarette (pièce 50004) et a tenu à ne pas être associée à ces mises en garde, insistant plutôt pour qu'elles soient attribuées uniquement au gouvernement
  • l'industrie a repris au Canada le procédé de désinformation mis au point aux États-Unis par le Tobacco Institute et un cabinet de relations publiques (pièces 958, 15C et 475), de manière à faire croire, notamment, que la cause des maladies associées au tabagisme réside dans l'hérédité ou dans la vie stressante plutôt que dans le tabagisme
  • pour créer la controverse, l'industrie s'appuyait sur des chercheurs qu'elle finançait (pièce 964C)(...et qui ne faisaient pas de recherche mais maniaient bien les concepts.)
  • les compagnies savaient, par des sondages fréquents et pointus, qu'une masse de fumeurs ne comprenaient pas à quel point le danger du tabagisme existe pour eux, même au-dessous d'un certain nombre de cigarettes consommées chaque jour, et croyaient réduire utilement le risque du tabagisme en passant d'une marque de cigarettes régulières à une marque de « légères » (pièces 987.6 et 987.8)  (En 1977, seulement 17 % des fumeurs croyaient que le nombre quotidien de cigarettes qu'on peut fumer sans risque pour la santé est de deux ou moins: les autres pensaient que le nombre est supérieur. 44 % des fumeurs croyaient que le tabagisme n'abrège pas plus la vie que la présence de produits chimiques dans les aliments ou les gaz d'échappements des automobiles. L'industrie se tenait au courant de cette ignorance et n'a pas fait d'effort pour mieux renseigner le public.)
Me Lespérance poursuit son exposé aujourd'hui. Me Pierre Boivin va enchaîner.