vendredi 30 mai 2014

Une illustration supplémentaire de la manière Riordan de mettre les points sur les i.

(PCr)

Au procès au civil des trois principaux cigarettiers du marché canadien, par le truchement d'un jugement interlocutoire rendu le 27 mai dernier, l'honorable J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec a accueilli favorablement la demande faite par les avocats des victimes alléguées des pratiques de l'industrie du tabac de verser en preuve cinq autres documents en vertu de l'article 2870 du Code civil du Québec. La défense de l'un ou l'autre des cigarettiers s'était opposée, lors d'un débat tenu le 14 mai dernier. (Voir la deuxième partie de notre relation du 232e jour d'audition, jour où plusieurs autres pièces ont été versées en preuve par une partie ou par l'autre, sans objection.)

Les pièces en question ne sont que quelques documents intéressants parmi des tonnes d'autres enregistrées au dossier de la preuve au fil des derniers 28 mois, mais elles sont tout à fait illustratives de ce qu'ont voulu soumettre au regard du juge les avocats des recours collectifs, afin de montrer le comportement irresponsable et malhonnête de l'industrie ou ses manigances judiciaires. On saura dans le jugement final quelle valeur probante le tribunal accordera à ces pièces.

Ce jugement de huit pages n'est pas le premier du genre, où le juge Riordan révèle sa façon de concevoir l'application de l'article 2870, mais il est emblématique.

1

La pièce 1572 au dossier de la preuve en demande consiste en extraits du rapport de juin 2000 d'une commission du Parlement du Royaume-Uni intitulé The tobacco industry and the health risks of smoking. Ce rapport contient un résumé des réponses des dirigeants des cinq principaux cigarettiers du marché britannique à des questions de la commission parlementaire au sujet notamment du caractère dépendogène du tabac et de la relation de cause à effet entre le tabagisme, d'une part, et le cancer du poumon, d'autres maladies respiratoires et les problèmes cardiaques, d'autre part.

Le document avait été cité en septembre 2013 par le procureur des recours collectifs Pierre Boivin lors de son contre-interrogatoire de Michael Dixon, le témoin-expert de la défense en matière de compensation (liens vers les compte-rendus des 169e et 170e jours d'audition).
Devant le tribunal de J. Brian Riordan, les compagnies s'opposaient à l'introduction au dossier de cette pièce par le truchement de l'article 2870 parce que plusieurs des documents auxquels le rapport fait allusion sont déjà dans le dossier de la preuve; parce que le rapport contient une macédoine d'extraits d'autres documents et des commentaires par d'autres personnes que les auteurs; et parce qu'à défaut d'un nom d'auteur, le nom du président de la commission (L'ex-député travailliste David Hinchliffe.) est connu et qu'il n'y a pas de preuve qu'il n'est pas disponible pour interrogatoire et contre-interrogatoire.

Le juge Riordan a trouvé que le document, que les avocats ont téléchargé depuis le site du Parlement britannique, présentait des similitudes avec les rapports annuels du U. S. Surgeon General, dont une vingtaine d'éditions ont été versées en preuve (... y compris l'édition de 1964 à l'initiative de la défense de l'industrie), sans convoquer de témoin et sans objection. Le juge a admis que les ouï-dire du rapport britannique dans son ensemble pourraient en diminuer la valeur probante mais souligné qu'il avait déjà maintes fois reconnu la pertinence de documents provenant des juridictions britannique ou américaine. Dans l'optique du magistrat, si un témoin approprié était interrogé sur ce document, les avocats pourraient le faire verser en preuve, malgré ses limites. Le fait que le rapport réfère à plusieurs documents déjà au dossier confirme sa pertinence plutôt qu'il ne l'affaiblit. Le juge a par contre estimé qu'il serait déraisonnable et disproportionné de faire venir une personne d'Angleterre pour identifier le document.

2
Lors du 215e jour d'audition, le 12 mars 2014, lors d'un contre-interrogatoire du statisticien Laurentius Marais, le procureur des recours collectifs Bruce Johnston avait mis en parallèle et en contraste les normes d'éthique de l'American Statistical Association avec une description de la substance d'un témoignage à venir de l'expert Marais datée de 1997 et contenue dans une série de descriptions rédigées par des avocats chargés de la défense de cigarettiers dans une action judiciaire alors en cours dans l'État d'Indiana.

Les compagnies du marché canadien en procès devant la Cour supérieure du Québec s'objectaient à la production de cette pièce (pièce 1704) au dossier parce que les deux avocats américains qui avaient rédigé ladite série de descriptions de 1997 seraient encore en vie; parce que le document n'est pas utile au dossier de la preuve dans le procès actuel; et parce que le document ne pouvait être admis que s'il était en contradiction majeure avec le témoignage de l'expert Marais devant le juge Riordan.

Ce dernier a commencé par noter la réticence constatée des avocats américains de l'étude Payne & Fears (Un tel nom de cabinet juridique ne s'invente pas et le juge a mis des guillemets, pour les lecteurs de contes de Noël tentés de lire « Douleur & Peurs ».) à venir témoigner devant un tribunal canadien et contre des compagnies-soeurs de leurs anciennes ou actuelles clientes.

Une fois de plus, le juge Riordan distingue l'admissibilité en preuve et la valeur probante, ce qui pourrait être une manière de dire: ce document ne prouve pas grand chose mais je ne peux pas empêcher les recours collectifs de vouloir le soumettre à mon attention. Cependant, le juge va plus loin et déclare que son expérience dans le dossier lui confirme qu'une pareille liste de témoins-experts avec descriptions pourrait s'avérer utile pour identifier un lien entre un expert et l'industrie du tabac, ce que la partie demanderesse voulait précisément faire. Les lecteurs de nos deux éditions relatives au témoignage de Laurentius Marais peuvent entrevoir le résultat.

Quant à savoir si un document devrait être admis seulement s'il servait à montrer que l'expert Marais se contredit (...plutôt que d'afficher une constante absence de scrupules, serait-on tenté de dire), le juge de la Cour supérieure du Québec écrit que ce critère reflète davantage la pratique ontarienne et il refuse d'en faire un critère additionnel d'inclusion ou non d'une pièce dans le dossier de la preuve.

3
Les autres documents consistent en deux avant-projets, datés du 28 mai et du 1er juillet 1973, d'un document où le Conseil canadien des fabricants de produits du tabac (CTMC) indiquait, soi-disant à la demande du gouvernement fédéral canadien, ce que devaient être les priorités de recherche de l'industrie, voire celles de l'État. La « proposition » en tant que telle (pièces 942 et 942A), qui était l'oeuvre de Léo Laporte, alors vice-président à la recherche et au développement d'Imperial Tobacco et un haut responsable du CTMC, figurait dans des notes de services datée du 27 juillet et du 27 août 1973.

Le document parle notamment du rôle de la nicotine dans la dépendance et des limites de la « modération involontaire » par la fourniture de cigarettes à basse teneur en nicotine. Le mot compensation apparaît plusieurs fois. Les avant-projets confirment l'existence d'une « hypothèse de travail » (working hypothesis) des chercheurs: celle de la nocivité des cigarettes.

La partie demanderesse au procès avait tenté de faire verser les avant-projets au dossier lors d'un contre-interrogatoire en septembre 2013, mais le témoin du jour ne les avait jamais vus. Puisque par ailleurs l'auteur de la « proposition », Léo Laporte, était réputé mort depuis belle lurette, la voie de l'article 2870 a semblé logique et pratique.

Sans se prononcer sur la valeur probante du contenu, le juge Riordan a rejeté les objections plutôt procédurales des défenderesses.

Un des motifs de l'objection des compagnies à l'enregistrement de ces pièces est que la série de documents servait à mettre en doute la crédibilité d'un témoin des compagnies et que la règle veut que dans un tel cas il faille fournir l'opportunité à ce témoin de répondre. Cependant, dans son analyse de l'objection, le juge Riordan montre qu'en l'absence d'un nom en particulier, il n'a pas avalé l'amalgame entre la « crédibilité d'un témoin » et la crédibilité de la compagnie (Imperial).

Aux yeux du juge Riordan, ce n'était pas aux avocats des recours collectifs d'expliquer pourquoi l'expression « working hypothesis » est passée à la trappe dans la version finale de la proposition du CTMC en 1973.

On se souviendra que Graham Read, l'ancien scientifique en chef du groupe British American Tobacco, la maison-mère d'Imperial, avait témoigné devant le juge Riordan, en septembre 2013, de l'existence d'une pareille hypothèse de travail. M. Read avait commencé de travailler pour BAT en 1976.