mercredi 16 avril 2014

225e jour - L'expertise abracadabra

(PCr)

Avec l'économiste Heckman, comme avec le statisticien Marais le mois dernier, l'interrogatoire de lundi par la défense de l'industrie a été pour l'expert planté à la barre des témoins une occasion de descendre à un niveau de vulgarisation grand public, d'une part, et de livrer d'autre part de savantes et hardies conclusions chiffrées, le tout en escamotant le niveau intermédiaire d'explication, plus véritablement professoral, qui aurait eu pour but et pour résultat de faire comprendre une méthodologie ou des développements théoriques à des personnes instruites qui ont traité de cent autres questions complexes au fil des 200 derniers jours d'audition.

En somme, l'interrogatoire de lundi a été une parodie plutôt que la substance d'une communication experte, et cela est apparu de façon frappante avec le contre-interrogatoire de mardi.


De gros manques dans l'analyse

Ce qui sautait aux oreilles mardi, avec le contre-interrogatoire par les avocats André Lespérance et Bruce Johnston, ce sont les nombreuses et sérieuses limites du  « modèle » que l'économiste Heckman a mis au point pour conclure à l'absence d'effet significatif détectable de l'interdiction de la publicité sur la prévalence du tabagisme dans la population canadienne en général et particulièrement chez les adolescents.

Dans son rapport (pièce 21322), l'expert en économétrie a supposé que l'entrée en vigueur de lois fédérales canadiennes qui bannissaient la publicité s'est automatiquement traduite par une disparition des annonces. Or, c'est loin d'être le cas, comme Me Lespérance l'a montré au tribunal.


Les dépenses publicitaires de l'industrie du tabac
en 1987-2000 au Canada, selon la firme A. C. Nielsen
Quand les cigarettiers du marché canadien se sont vu interdire la publicité directe de leurs produits par la Loi sur le tabac de 1997, ils ont riposté en augmentant la publicité d'activités commanditées (avec des annonces où ne figuraient même pas de mises en garde sanitaires, en plus de ça). Dès l'invalidation par la Cour suprême du Canada à l'été 1995 de la Loi réglementant les produits du tabac de 1988, les dépenses publicitaires classiques avaient explosé après quelques années tranquilles.

De toutes manières, l'économiste n'a pas inclus dans ses régressions mathématiques une variable quantitative du genre « montants dépensés en publicité » mais une variable nominale binaire du genre 1= interdiction par la loi et 0 = pas d'interdiction. Impossible d'arriver à une relation dose-réponse avec pareille méthode...

Parmi les variables explicatives possibles d'une baisse moins rapide de la prévalence que ce que l'entrée en vigueur de la loi de 1989 aurait pu entraîner, l'économiste Heckman n'a pas trouvé moyen de tenir compte du prix relatif anormalement bas des cigarettes durant la période 1989 à 1994, en cette époque où les trois compagnies aujourd'hui en procès ont elles-mêmes alimenté le marché des cigarettes hors-taxes, comme elles l'ont reconnu en 2008 et 2010. Le professeur Heckman n'était pas non plus au courant de ces aveux concernant la contrebande.

Le rapport de M. Heckman ne parle pas du tout de la dépendance. Le mot est mentionné dans une note de bas de pages, mais presque par hasard et sans lien avec le corps du texte. Dans son témoignage oral, le professeur Heckman a tout de même reconnu que les produits du tabac causaient de la dépendance.

Rien n'a cependant été facile avec ce témoin. Mardi, il est de nouveau arrivé que le juge Riordan qualifie de claire une question que l'expert faisait semblant de ne pas comprendre.


Un contre-interrogatoire pénible mais instructif

Étant donné sa propension, cependant bien contrôlée cette semaine, à ajouter souvent une dernière question à une question qui devait être la dernière, Me Lespérance a parfois été affectueusement affublé depuis 2013 du surnom de « Maître Columbo » par le juge Riordan, qui tenait peut-être cette comparaison d'avocats du camp de la défense, où la combativité n'empêche pas toujours l'humeur taquine.

(Le détective Columbo est un personnage joué pendant plusieurs décennies à la télévision américaine par le comédien Peter Falk.)

Mardi, avec James Heckman, Columbo a trouvé sa contrepartie extrême. À des réponses dont les mots oui et non sont exclus et qui commencent par des reformulations, l'expert Heckman n'en finissait plus d'ajouter des bémols, des restrictions, des commentaires, des rallonges. C'est tellement verbeux qu'à la fin, on ne sait plus quoi penser de sa pensée.

Le témoin-expert a répété le coup avec l'autre contre-interrogateur, Me Bruce Johnston, et même, en fin d'après-midi, avec le juge Riordan, quand celui-ci a voulu tirer certaines choses au clair.

Chez les étudiants en économique, ne dit-on pas que la science économique est l'art de rendre l'évidence incompréhensible ?

D'ordinaire, les témoins, peut-être parce que travaillés par les avocats, répondent plus franchement aux questions du juge Riordan, et viennent parfois proches de soulager leur conscience. Pas James Heckman.

Au fil de la journée, le professeur a cependant parfois montré que son travail était bâclé ou laissé échapper ce qui serait des munitions si la partie demanderesse au procès avait encore, dans un procès qui s'achève bientôt, des opportunités de les utiliser pour contrer d'autres témoignages sollicités par les cigarettiers.

Par exemple, l'économiste Heckman a parlé de l'effet cumulatif de l'exposition à la publicité. Féconde idée, qui aurait sûrement mérité quelques pages dans son rapport.

Autre exemple. Plus long à raconter.

Le rapport Heckman montre un taux d'abandon du tabac stagnant durant toute la période allant de 1976 à 1991, qui correspond pour M. Heckman à la popularisation des cigarettes dites légères. L'expert veut voir dans cette constance un signe de l'absence d'influence des cigarettes dites légères.

Selon James Heckman, l'usage des cigarettes dites légères
n'influencent pas le taux d'abandon (quit rates).
Le juge Riordan a dit au témoin qu'il se serait attendu à ce que le taux d'abandon du tabac soit à la hausse en même temps que la popularité croissante des cigarettes dites légères, étant donné la croissance parallèle des inquiétudes face aux méfaits sanitaires du tabac.

Dans sa réponse au juge, l'expert a reconnu que l'idée du juge était logique (Il aurait pu dire, digne d'un économètre.) et a dit qu'il n'avait pas eu accès des renseignements sur la montée de ces inquiétudes. Or, son client, Imperial Tobacco Canada sondait régulièrement à l'époque les fumeurs sur leurs perceptions du risque sanitaire, ce que Me Johnston s'est empressé de remontrer au tribunal. Il aurait suffi pour M. Heckman de demander ce genre de renseignements. Mais sa curiosité scientifique a des limites.

À un autre moment, brièvement, M. Heckman a paru confondre son mandat de miner la crédibilité du rapport d'expertise du professeur de marketing Richard Pollay, et un règlement de compte avec les économistes Frank Chaloupka et Henry Saffer. (Le professeur Chaloupka de l'Université de l'Illinois à Chicago est très souvent cité pour ses recherches sur les effets de la taxation du tabac.)

En examinant des conclusions du rapport Pollay, il est apparu que le professeur de Colombie-Britannique était doté d'un gros bon sens économique que le professeur d'économique américain a été forcé d'admettre.

Malgré cela, l'expert Heckman a paru vouloir faire croire qu'il est plus économique ou rentable pour un cigarettier de recruter le client fumeur d'une marque offerte par un concurrent que de créer des nouveaux fumeurs chez les jeunes. Étant donné la grande fidélité aux marques décrite par Pollay, c'est une vue du marché difficile à avaler.

Et pourtant, l'économiste Heckman n'est pas un expert en marketing, lui a fait préciser Me Johnston.


Témoin aguerri mais à rendement incertain

Comme la chose est resortie du contre-interrogatoire mené par Me Johnston, ce n'est pas la première fois que l'économiste Heckman témoigne devant un tribunal en tant qu'expert.

Il l'a déjà fait notamment pour l'industrie de l'amiante, et au moins trois fois pour des compagnies de tabac, notamment pour le géant Philip Morris lors du procès lancé en 1999 contre l'industrie par le Procureur général des États-Unis, procès présidé par la juge Gladys Kessler. Cette dernière a rendu son jugement en 2006 et elle a conclu que l'industrie avait tenté de recruter de nouveaux fumeurs chez les jeunes et que la publicité ne servait pas seulement aux cigarettiers à s'arracher des parts de marché chez les adultes. Le professeur Heckman avait soutenu sensiblement la même thèse devant Gladys Kessler qu'il a soutenu devant Brian Riordan.

Lundi, il a été fait état du tarif horaire du consultant Heckman du cabinet d'analystes Compass Lexecon: 2300 $US. De quoi payer les voyages du président et de la vice-présidente de la firme, qui accompagnaient le distingué professeur. Le témoin a été libéré dès mardi, soit un jour plus tôt que prévu.

*

Mercredi après-midi, un professeur de marketing, David Soberman, commence son témoignage. Il devrait être le dernier témoin-expert de la défense de l'industrie.