mardi 8 avril 2014

222e jour - Le juge Riordan refuse certains amendements à une requête introductive d'instance

(PCr)
Le jeudi 27 mars dernier, lors de la 222e journée d'audition du procès en responsabilité civile des trois principaux cigarettiers du marché canadien, l'honorable J. Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec a fait part oralement de sa décision concernant la requête de la partie demanderesse, plaidée devant lui en février, notamment lors du 210e jour, en faveur d'amendements aux requêtes introductives d'instance des recours collectifs.


Amendements à quoi ? ...Petit retour en arrière

Avant de reparler des récents amendements aux requêtes introductives d'instance (RII), rappelons que l'un de ces deux recours collectifs s'appelle officiellement Cécilia Létourneau contre Imperial Tobacco Canada Limitée et Rothmans, Benson & Hedges Inc. et JTI Macdonald Corp.

Cette action en justice vise à obtenir un dédommagement pour des personnes domiciliées au Québec que les ruses des compagnies intimées avaient rendu dépendantes de la cigarette avant le 30 septembre 1994 et qui fumaient quotidiennement en 1998. Une « petite » somme de 5000 $ est réclamée, mais le nombre des personnes qui pourraient la toucher dépasse le million.

L'autre recours s'appelle Conseil québécois sur le tabac et la santé et Jean-Yves Blais contre JTI Macdonald Corp., Imperial Tobacco Canada Limitée et Rothmans, Benson & Hedges Inc.

Cette action vise à dédommager des personnes domiciliées au Québec qui, du fait des agissements des compagnies intimées, ont fumé la cigarette et sont atteintes ou sont mortes d'un cancer du larynx, d'un cancer de l'hypo-pharynx ou de l'oro-pharynx, d'un cancer du poumon, ou alors d'emphysème. 100 000 $ de compensation morale est réclamé pour chaque victime. (Il y en a plusieurs dizaines de milliers.)

En février 2005, le juge Pierre Jasmin de la Cour supérieure du Québec a accordé l'autorisation de procéder selon le mécanisme des recours collectifs mais ordonné la tenue d'un seul procès, étant donné que les deux actions judiciaires concernaient le même trio de compagnies et se fondaient sur des allégations communes au sujet du comportement des cigarettiers durant la période allant de 1950 à 1998. Un procès en recours collectif plutôt que deux, cela faisait l'affaire de tout le monde, y compris les cigarettiers. Par contre, ces derniers auraient naturellement préféré qu'il n'y ait que des poursuites individuelles, au lieu d'une poursuite collective, puisque le total des réclamations auraient sûrement été moindre. (Même si l'aide juridique était généreuse, plusieurs personnes susceptibles de présenter une réclamation se décourageraient.)

Aux réclamations de réparations s'ajoute une réclamation collective de dommages punitifs, à être versés à un fonds de lutte contre le tabagisme et proportionnels au profit que les cigarettiers ont tiré de leurs agissements réprouvés par le tribunal.

(Bien que n'apparaissant ni dans le Code civil du Québec, ni dans le Code de procédure civile, l'expression « dommages exemplaires » est encore souvent utilisée comme synonyme de dommages punitifs. Il faut « faire un exemple », comme on dit, c'est-à-dire dissuader la récidive.)

La RII de l'action en faveur des personnes dépendantes de la nicotine (Létourneau) date de septembre 2005 et celle de l'action en faveur des anciens fumeurs ou fumeurs atteints d'un cancer ou d'emphysème (Blais) date de mars 2006. Des amendements aux deux RII étaient en discussion devant le juge Brian Riordan depuis l'été dernier.


Des réclamations individuelles ? 

Dans un recours collectif, seules les personnes qui choisissent expressément, dès le début de la cause et avant une certaine date, de ne pas être représentées par les avocats qui proposent de piloter le recours collectif sont autorisées à mener leur propre action judiciaire, le jour où elles le décideront et si elles le décident. Il n'y a eu aucun désistement dans les causes CQTS-Blais et Létourneau.

Une fois jugée la cause du recours collectif, seules ces personnes qui se sont désistées ont le droit de poursuivre les mêmes compagnies pour des préjudices similaires qu'elles auraient subis. Ainsi donc, une fois le jugement rendu et en cours d'exécution, les défenderesses ont de très fortes chances d'être enfin tranquilles et d'en avoir fini avec les réclamations et les poursuites concernant leur comportement jugé au procès.

En principe et grosso modo, c'est aussi simple que cela.

En pratique, les personnes visées par un jugement concernant un recours collectif, que ce jugement leur accorde ou leur refuse le dédommagement réclamé, ne sont pas nécessairement privés complètement du droit de présenter des réclamations additionnelles une fois le jugement rendu. Ainsi, une personne dépendante de la nicotine et moralement compensée de 5000 $ pour cette raison pourrait aussi réclamer qu'on la dédommage pour ses dents jaunies par suite de la même dépendance, à charge pour elle de prouver que ce dernier préjudice est lié aux autres préjudices reconnus par le tribunal

Voilà l'enjeu de plusieurs débats et échanges survenus devant le juge J. Brian Riordan depuis 2012, et notamment depuis l'été 2013.

On trouvait dans les RII de 2005 et de 2006 une demande des deux recours collectifs à la Cour supérieure du Québec d'ordonner, en même temps que les dommages « moraux » (100 000 $ ou 5000 $) et punitifs réclamés contre l'industrie, un règlement des réclamations individuelles concernant des dommages pécuniaires subis par des personnes inscrites à chacun des deux recours, des dommages pécuniaires comme par exemple les semaines et les années de salaire perdu par ces personnes à cause de la maladie.

Ne s'estimant pas en mesure de faire avant la fin du procès une preuve utilisable pour ce genre de réclamations au moment de la liquidation de la réclamation collective, le procureur du recours collectif CQTS-Blais André Lespérance souhaitait amender la RII pour ne plus demander au tribunal de statuer sur le sujet.

Le juge Riordan a refusé d'amender la RII du recours CQTS-Blais sur ce point. Il a par contre accepté les autres amendements demandés.


Atmosphère

Présentée ainsi, le débat semble encore trop simple. C'est dix fois plus compliqué, et il faudra que ce blogue traite à nouveau de la question.

Lors de ce 222e jour du procès, le juge Riordan a encore écouté patiemment les explications de Me André Lespérance et de Me Philippe Trudel, et il a posé des questions. Du côté de la partie défenderesse, Me Simon Potter, avocat de Rothmans, Benson & Hedges, a comparé la démarche de ses adversaires à un labyrinthe.

En pratique, même si l'honorable Riordan, dans son jugement final, reconnaissait que les agissements des cigarettiers sont à l'origine des cancers ou de l'emphysème, les personnes atteintes pourraient bien, en pratique, ne pas être affectées par le maintien de la démarche originale au lieu de la démarche alternative proposée, puisque la question qui se posera lors de la liquidation de la réclamation collective pourrait bien être: reste-t-il de l'argent pour autre chose dans la caisse des cigarettiers ?

Peut-être pour ne pas s'avouer implicitement vaincus dans la bataille sur la détermination de la faute des compagnies de tabac, ou parce qu'ils se doutent que leurs clientes n'auront pas la capacité de verser des sommes en sus des dédommagements moraux et punitifs, les avocats de l'industrie ont manifesté un grand calme dans cette discussion.


Ajout de pièces au dossier 

La 222e journée a aussi servi à enregistrer de nombreuses pièces au dossier de la preuve en défense. Certains documents étaient des versions caviardées de pièces déjà au dossier, d'autres ont reçu un nouveau numéro de pièce, une pièce a été retirée du dossier, plus de 200 nouvelles pièces ont été versées au dossier. Tout cela sans objection. Ô magie des échanges de courriels qui précèdent chaque jour d'audition !

* * * * *

Écho au procès numéro 2: demande de permission d'en appeler

Les compagnies de tabac demande à la Cour d'appel du Québec d'entendre un appel du jugement de l'honorable Robert Mongeon de la Cour supérieure du Québec qui a déclaré que la Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et des dommages-intérêts liés au tabac ne violait pas la Charte des droits et libertés de la personne.

Cette hypothèque sur la loi Bolduc-Drainville de 2009 n'empêche pas le ministère québécois de la Justice de continuer son action en recouvrement du coût des soins de santé (procès numéro 3) devant le juge Stéphane Sanfaçon de la Cour supérieure du Québec.