samedi 1 mars 2014

211e et 212e jours - Un procès électronique, télématique et moderne, mais difficile à finir

(PCr)
Dans un procès aussi moderne dans son déroulement que celui intenté contre les trois principaux cigarettiers du marché canadien par deux collectifs de victimes alléguées de leurs pratiques commerciales, les avocats des deux parties ainsi que le juge communiquent très régulièrement par courriel, jusqu'en pleine audition, et se transmettent des masses de documents sous la forme de fichiers électroniques.

C'est aussi par courriel que les parties conviennent parfois du report d'un témoignage, d'une permutation des comparutions prévues, et parfois de l'annulation in extremis d'une audition.

Tôt ou tard, ce devait être aussi par ce moyen que se réalise un jour un accord entre les parties pour tenir une audition à une date qu'elles avaient précédemment demandé au juge d'exclure, et que personne ne prévienne le public, y compris les blogueurs, de la tenue de cette audition. Il ne faut pas interpréter ce fait, exceptionnel quand on considère que le procès dure déjà depuis plus de 200 jours, comme une tentative des parties de procéder en cachette de la presse.

En pratique, cela signifie cependant qu'aucun des blogueurs du Service d'information sur les procès du tabac n'a couvert la 211e journée d'audition, le mardi 25 février dernier. Aucun autre journaliste non plus.


Attacher les ficelles de la preuve

La lecture de la transcription sténographique de ce jour d'audition permet de savoir qu'aucun témoin n'est comparu et qu'aucune requête n'a été plaidée. Les parties ont alors employé l'essentiel de leur temps à discuter de l'admissibilité ou non de plusieurs documents comme pièces au dossier de la preuve en demande.

La 212e journée d'audition a été la continuation de la deux-cent-onzième, sauf qu'il fut davantage question de pièces à verser au dossier de la preuve en défense des cigarettiers. La plupart de ces pièces avaient été l'objet de questions au fil d'interrogatoires et de contre-interrogatoires survenus depuis avril et l'objet d'objections ou de réticences.

Cette rencontre de jeudi fut aussi une autre étrange répétition partielle de débats déjà anciens, que le public et le juge auraient pu croire clos.

Il faut se souvenir qu'il y a parfois plus d'une façon de faire enregistrer un document dans le dossier de la preuve.

Un avocat peut faire venir devant le tribunal l'auteur du document, ou même un destinataire s'il s'agit d'une correspondance, et faire enregistrer le document comme pièce au dossier, lors d'un interrogatoire. L'autre partie peut alors contre-interroger le témoin. Les avocats des compagnies de tabac se sont plus à dire que c'est l'unique façon de faire. Il leur est cependant arrivé, comme aux avocats des recours collectifs, de faire enregistrer une pièce en preuve par d'autres moyens.

Par son jugement interlocutoire du 2 mai 2012, puis par deux jugements interlocutoires en janvier 2013 (décision du 10 et décision du 28), l'honorable Brian Riordan a autorisé le versement en preuve de documents dont l'auteur était décédé ou impossible à retracer ou à faire comparaître, et quand on n'a pas un témoin sous la main qui aurait reçu ledit document et pourrait probablement en parler.

Or, lorsqu'il s'agit d'instruire le procès de la conduite de compagnies durant une période de 48 ans (1950-1998), de tels documents « orphelins » sont légion.

Les deux jugements de janvier 2013 étaient fondés sur une interprétation de la portée de l'article 2870 du Code civil du Québec. L'interprétation de Brian Riordan a été contestée par les défendeurs, mais la Cour d'appel du Québec a refusé d'invalider l'approche du juge.

Le fait pour deux documents d'être autant de pièces au dossier ne signifie pas que le juge leur accordera la même valeur probante, la même pertinence dans sa délibération. Cela signifie seulement qu'il accepte qu'on lui en parle parce que les documents sont authentiques et pourraient être pertinents. Ainsi, par exemple, si un document interne d'une compagnie affirme que le tabagisme cause le cancer du poumon, ce document ne prouve pas que le tabagisme cause le cancer mais cela pourrait prouver que la compagnie était prévenue de cela à une époque donnée, voire que la direction de la compagnie le croyait, à tort ou à raison.

Tout le dernier paragraphe que vous venez de lire est le reflet de ce que votre serviteur a cru comprendre. Il suffit d'écouter deux avocats débattre pour douter de votre compréhension. Lorsqu'ils sont trois ou plus, une chatte y perdrait ses petits.

Les parties arrivent à s'entendre avant les auditions pour admettre en preuve de très nombreux documents. C'est évidemment le petit nombre sur lequel il y a mésentente qui nécessite l'arbitrage du juge. La semaine aura donc été consacrée à régler plusieurs cas litigieux.


Un témoin récalcitrant, un introuvable, des traces écrites

Jeudi, il est notamment apparu que les avocats des recours collectifs voulaient obtenir un témoignage factuel de Peter N. Lee, sous la forme d'un affidavit ou à l'occasion d'une comparution devant le juge Riordan, afin d'éclaircir certains points. Lee est un statisticien qui a souvent collaboré avec l'industrie du tabac, comme consultant ou comme expert. Son nom a été plus d'une fois mentionné  lors d'interrogatoires ou dans des documents enregistrés en preuve, depuis mars 2012.

Jeudi, le procureur André Lespérance a fait état des démarches de la partie demanderesse pour obtenir la collaboration de M. Lee et du refus exprimé par ce dernier de venir témoigner, lorsqu'il a compris entre autres que les témoins de fait peuvent seulement se faire indemniser pour leurs frais de déplacement, et non pas recevoir une rémunération. Dans son échange de courriels avec Me Francis Hemmings (de l'étude Lauzon Bélanger Lespérance), M. Lee a reconnu être l'auteur d'une critique du rapport du Surgeon General en 1979 qui a déjà été utilisée par l'industrie (pièce 1273). Les avocats de la défense n'ont pas mis en doute l'authenticité des courriels montrés à l'écran, lesquels constituaient les pièces jointes d'une déclaration sous serment de l'avocat. La correspondance internautique entre Me Hemmings et Peter Lee figurera dans la preuve. (pièces 1273.1 et 1273.2).

Les avocats des recours collectifs auraient aussi aimé interroger Nick Cannar, un ancien conseiller juridique de la multinationale British American Tobacco (BAT), au sujet de certains documents qui concernent la destruction chez la filiale Imperial Tobacco Canada, au début des années 1990, de rapports de recherche scientifique potentiellement compromettants que cette dernière compagnie détenait. L'avocat Cannar a déjà témoigné dans des procès impliquant BAT, notamment lors de la poursuite du Procureur général des États-Unis contre l'industrie du tabac au tournant du 21e siècle.

Le dernier domicile connu de Nick Cannar était en Australie. Le retraité de l'industrie est parti sans laisser d'adresse à l'agent immobilier qui a vendu sa maison, ou sans l'autoriser à transmettre la nouvelle adresse.

Le juge Riordan a finalement autorisé l'enregistrement d'un résumé par M. Cannar du différend survenu au début des années 1990 entre le conseiller juridique en chef d'Imperial, Roger Ackman, et le vice-président de la recherche et du développement, Patrick Dunn, concernant la politique de « rétention » (lire élagage et destruction) de documents (voir l'éloquente pièce 1577).


Étrangeté

En juin dernier, lors de la comparution de l'ancien ministre fédéral de la Santé Marc Lalonde, celui-ci avait été contre-interrogé par le procureur Philippe Trudel des recours collectifs au sujet d'une lettre que le ministre avait adressée au Conseil canadien des fabricants de produits du tabac (CTMC) afin de dissuader l'industrie de se joindre aux commanditaires des Jeux du Commonwealth de 1978 à Edmonton et de faire une campagne publicitaire à cette occasion. Dans une copie de cette lettre ne portant pas sa signature, Marc Lalonde s'opposait à ce que la cigarette soit associée à des activités exigeant un très grande forme physique (a high degree of fitness). Le document provenait du fonds d'archives d'Imperial, ce qui force à conclure que ladite copie avait un jour quitté le bureau du ministre pour aboutir au CTMC. (pièce 1558)

(Nous avons fait allusion à cette lettre dans une édition parue en novembre et relative au témoignage d'un ancien directeur du marketing de RJR-Macdonald.)

Apparemment, aucune des deux parties devant le juge Riordan n'avait connaissance en juin d'une autre version de la lettre du ministre, celle-là dotée d'une entête du ministère, amputée ou pas encore dotée d'un de ses paragraphes, couverte d'annotations dont on ne connaît pas l'auteur ou les auteurs, et ne portant pas davantage la signature de Marc Lalonde.

C'est cette autre version provient du fonds d'archives du ministère, auquel la défense a accès depuis des années, parce que la Couronne fédérale a déjà figuré, il ne faut pas l'oublier, comme défenderesse en garantie dans ce procès. Les avocats de l'industrie du tabac ont voulu jeudi faire verser cette version en preuve, et le juge a autorisé la manoeuvre. (La lettre et le mémorandum d'accompagnement portent les numéros  de pièces 1558.2 et 1558.1 dans le dossier de la preuve.)

Maintenant que c'est fait, on peut se demander ce qui serait arrivé devant le tribunal si ç'a avait été la partie demanderesse qui avait tenté de faire verser un tel document « sans le témoin approprié » (expression consacrée du côté de la défense), témoin qui pourrait être Marc Lalonde lui-même, toujours en vie et domicilié au Québec, à la connaissance des deux parties.

Ce sera maintenant aux avocats des recours collectifs de convoquer l'ancien ministre Lalonde pour avoir des explications sur une pièce enregistrée par la partie adverse.

Or, le juge Riordan n'est pas tellement favorable à l'idée de faire revenir Marc Lalonde juste pour cela.

D'autre part, l'industrie a probablement encore du chemin à faire pour convaincre le juge Riordan que la politique conciliatrice d'un ministre fédéral de la Santé en 1972-1977 excuse la conduite que les cigarettiers ont eu vis-à-vis d'une masse de fumeurs durant l'ensemble de la période allant de 1950 à 1998. On ne s'étonnera donc pas si les avocats des recours collectifs ne montrent pas d'empressement d'ici la fin du procès à éclaircir ce point. Il serait facile de comprendre que leur priorité est de prouver l'inconduite de l'industrie vis-à-vis de leurs clients aujourd'hui malades à cause du tabac, pas de défendre la réputation du gouvernement fédéral canadien.

La réputation du gouvernement ?

Oui. Des questions sont soulevées, peut-être secondaires pour savoir si les cigarettiers doivent dédommager les victimes du tabac, mais drôlement intéressantes à des yeux de citoyens critiques. Était-il pratique courante que des fonctionnaires de Santé Canada ou du personnel au cabinet du ministre Lalonde envoient au CTMC un projet de lettre du ministre à ce lobby industriel, puis de recevoir des commentaires, et n'envoient finalement pas de lettre portant la signature du ministre ou n'en conservent pas de copie ? Et dans quels buts ce va-et-vient ?


Autres nouvelles

L'audition de jeudi a été une occasion d'apprendre que la défense d'Imperial (ITCL) n'a pas encore décidé si elle fera témoigner les avocats Lyndon Barnes et Simon Potter.

De plus, ITCL compte interroger des fumeurs, peu importe ce que la Cour d'appel du Québec dira sur la possibilité de demander à ces témoins d'apporter leur dossier médical, une éventualité à laquelle le juge Riordan s'est opposé, dans le texte de plus d'un jugement interlocutoire (d'où l'appel).

Aux dires de Me Craig Lockwood, qui représente ITCL, la défense ne va pas seulement interroger des membres des recours collectifs mais aussi un échantillon de fumeurs que la compagnie trouvera par elle même.

Le nombre de ces témoins continue d'être imprécis, ce dont le juge Riordan s'est déjà étonné, alors que l'échéance approche. Pour le moment, les comparutions sont prévues en avril ou du moins au printemps, ce qui pourrait sembler d'un optimisme débridé. Le juge a fait valoir que lesdits témoins, qu'on pourrait supposer pour la plupart sans expérience devant un tribunal, auront besoin d'être préparés. (Personne n'a parlé du temps qu'il faut à un quidam pour obtenir son dossier médical.)

Le juge Riordan a autorisé la partie demanderesse à faire revenir en avril l'expert en histoire de la cigarette Robert Proctor (témoin-expert vedette de novembre 2012) et à faire aussi comparaître à ce moment un dernier expert, le psychologue Paul Slovic.

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La prochaine audition au procès aura lieu le lundi 10 mars.

D'ici là, une édition de ce blogue relatera ce qui s'est passé devant la Cour d'appel du Québec le 28 février.