jeudi 5 décembre 2013

189e jour : Une collaboration étroite et fructueuse... pour certains

(AFl)

Les deux équipes d’avocats qui s’affrontent depuis plus de 18 mois au dernier étage du palais de justice de Montréal forment un bel échantillon de leur profession. Tous talentueux, ces spécialistes du droit ont chacun un style et une manière d’interroger les témoins qui teinte à chaque fois la salle d’audience d’une atmosphère particulière.

L’avocat en charge de l’interrogatoire du témoin de ce 189e jour, Me Jean-François Lehoux, est un ténor fort de 30 années d’expérience en litige. Il est d’ailleurs un conférencier reconnu dans le domaine de la responsabilité civile et des recours collectifs, et l’auteur de plusieurs conférences sur cette question, dont certaines ont un titre particulièrement évocateur dans le contexte du procès du tabac : Overview of Class Action in Quebec: The gates to heaven may now have been slightly narrowed, What every board should know about Class Actions; Falling from grace, ou encore Is Quebec still class action’s heaven in Canada?
Maître Jean-François Lehoux
De plus, depuis 2009, Me Lehoux est inscrit comme chef de file dans le répertoire Best Lawyers in Canada dans la catégorie « Litige en matière de recours collectifs », ainsi que « Négligence médicale » et « Litige en matière de préjudice corporel ».

C’est avec douceur et doigté qu’il a procédé à l’interrogatoire du témoin P. Wade Johnson, un retraité d’Agriculture Canada de 71 ans qui comparaissait pour la première fois et dont il a su faire relater l’expérience dans un climat très détendu.
Sa consœur, Me Valerie Dyer, a pris en charge l'interrogatoire en fin de matinée dans un style bien différent, en faisant défiler à un rythme effréné des documents qui, la plupart du temps, ne nécessitaient pas autre chose qu’un « oui » ou un « non » de la part du témoin.
Maître Valerie Dyer 

Deux styles bien distincts, donc, pour un résultat efficace : l’audience s’est terminée avant l’heure du dîner, après un contre-interrogatoire éclair mené par Me Bruce Johnston.

Une route pavée de bonnes intentions ?
Et qu’a-t-on appris aujourd’hui qu’on ignorait jusqu’alors? Pas grand-chose, en fait.

Même si Wade Johnson a été plus volubile que Frank Marks, son prédécesseur comme directeur de la station agronomique de Delhi (Ontario) qui a témoigné en début de semaine, c’est surtout pour faire étalage devant le juge Riordan de l’excellent climat de collaboration qui régnait dans les années 80 entre Agriculture Canada et l’industrie du tabac.

Wade Johnson a été aux commandes de la station de recherche de Delhi de 1981 à 1991. Il est retraité d’Agriculture Canada depuis 2004. M. Johnson, comme M. Marks, est un spécialiste en nématologie, une branche de la biologie qui s’intéresse aux nématodes, ces vers responsables de dommages aux végétaux. Aux pommes de terre, aux fraises… et aux plants de tabac.

À titre de directeur de la station, le témoin était responsable d’une bonne dizaine de scientifiques spécialisés dans à peu près tous les champs du savoir liés aux sciences de l’agronomie (pièce 30786 au dossier de la preuve) : entomologiste, chimiste, généticien, spécialiste des sols, phytopathologiste, phytophysiologiste. Le mandat de cette équipe : produire des variétés de tabac (aussi appelées « cultivars ») répondant aux demandes de l'industrie.

Une mission visiblement des plus respectables du point de vue d'Agriculture Canada : aider les cultivateurs à augmenter leur rendement à l’acre cultivé en assurant une meilleure santé des récoltes, et, en parallèle, fournir aux compagnies de tabac un produit de qualité pour la mise en marché. En un mot : rendre tout le monde heureux, à la fois le Conseil canadien des fabricants de produits du tabac et les producteurs - ...avec les deniers publics, pourrait-on ajouter.

Wade Johnson a répété ce que de nombreux témoins des cigarettiers ont déjà dit dans cette même salle d'audiences : la production de cigarettes contenant moins de goudron était la solution à tous les problèmes. « Il y avait consensus à l’époque sur le fait que le tabac n’était pas sécuritaire mais qu’en abaissant le niveau de goudron, on pouvait le rendre plus sécuritaire. » (traduction libre)

Pour ce faire, bienvenue dans le monde des plantes sur-sélectionnées et des organismes modifiés génétiquement qui, à l’époque, ne faisaient pas la manchette. Les scientifiques d’Agriculture Canada à la station de recherche de Delhi ont créé de nombreuses variétés aux noms de code un peu énigmatiques (Newdel, Nordel, Delliott, Delgold ou encore Delfield) destinées à satisfaire à la fois les compagnies de tabac et les producteurs. Comme le montre ce document daté de 1986, l’utilisation des biotechnologies dans le domaine du tabac au Canada a été particulièrement florissante à cette époque.

Une belle famille heureuse
Une partie de la matinée de ce 189e jour a été passée à examiner le processus d’obtention de permis et d’inspection pour les variétés de tabac avant leur mise en marché. Pour illustrer ce point, l’avocat a fait produire pas moins de sept pièces relatives à une seule variété de cultivar (le 76N3-B, AKA Newdel). La mise en marché finale était cependant conditionnelle au critère ultime des compagnies de tabac : les tests de goût auprès des fumeurs.

Il a aussi été question des rencontres annuelles à la station de Delhi où l'on invitait les producteurs, une occasion pour l’avocat et le témoin d’éplucher quelques discours de bienvenue où l’on se félicite du bon travail accompli collectivement au cours de l'année.

L’un de ces discours datant de 1982, prononcé par le sous-ministre adjoint à la recherche de l'époque, E. J. LeRoux (pièce 30080), contient un passage qui résume bien toute l’ambiguïté (parfaitement assumée) d’Agriculture Canada dans le dossier du tabac:

« On me demande souvent : ''Comment le gouvernement du Canada justifie-t-il la recherche pour produire une plante supposément dangereuse pour la santé, alors qu'il appuie en même temps des programmes en lien avec l'arrêt du tabac?'' Même si la première responsabilité d’Agriculture Canada va vers vous, les producteurs, nous avons aussi la responsabilité importante d’assurer au consommateur un produit de qualité. Environ 6 millions de Canadiens fument (...) Tel que je vois les choses, Agriculture Canada a la responsabilité de ces 6 millions de fumeurs, tout comme l’industrie du tabac. » (traduction libre, page 12)

De fait, en 1985 (selon la pièce 30104 en preuve), 97% du tabac canadien est produit avec les variétés de plants développées à la station de recherche de Delhi.

L’étroite collaboration entre Agriculture Canada, les producteurs et les manufacturiers se traduisait aussi par la participation à de nombreux comités conjoints, ainsi qu'à des programmes cofinancés à 65% par les fabricants et à 35% par l’Office de commercialisation des producteurs du tabac jaune de l’Ontario : le programme D.E.R.G. (Delhi Engineering Research Group) qui s'intéressait à la réduction des coûts énergétiques lors du procédé de fabrication, et le programme ON-TRAC (Ontario Tobacco Research Advisory Comitee) qui portait sur les recherches générales sur le tabac (pièces déposées en preuve pour ON TRAC : 40348.128 et 30108 et D.E.R.G. : 30161).

Qui est le boss?
Si les activités d’Agriculture Canada à la station de recherche de Delhi n'avait qu'un seul objectif (satisfaire l’industrie du tabac), l’avocate Valerie Dyer, en fin de matinée, a donné l’occasion à Wade Johnson de préciser qu’aucun des scientifiques dont il était responsable n’était payé par l’industrie, mais qu'il s'agissait bien d'employés de l’État.

Le contre-interrogatoire du témoin a été de courte durée. Le plat de résistance selon l’auteur de ce blogue a été le dépôt en preuve d'un article de journal datant de 1986 (pièce 30101) contenant une entrevue du témoin. La citation suivante illustre une fois de plus les liens étroits et plus qu'ambigus entre Agriculture Canada et les compagnies de tabac « Il est généralement admis que la nicotine est à la fois ce qui satisfait le fumeur mais aussi ce qui le rend dépendant. Le bonus du programme de sélection des plants est d’essayer de faire monter le niveau de nicotine sans augmenter celui du goudron. » (traduction libre)

Un bonus pour les compagnies de tabac au dépens de la santé des fumeurs et de l‘argent des contribuables.

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L'audience s'est terminée sur une demande de Me Lockwood, défenseur d'Imperial Tobacco, au juge Riordan : reconsidérer le paiement des annonces relatives au procès publiées dans les grands quotidiens du Québec. Selon lui, comme les premières annonces ont été financées par le Fonds d'aide aux recours collectifs subventionné par le gouvernement, il aurait été juste que les plaignants mettent cette fois-ci la main à leur poche au lieu de refiler la facture aux compagnies. Rappelons que les recours collectifs seront tenus de rembourser l'argent reçu du Fonds d'aide seulement s'ils gagnent leur cause.

Le juge Riordan n'a pas accédé à cette demande, expliquant que ces montants faisaient partie des frais de cour réguliers et qu'il n'était pas question de changer les règles du jeu.

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La journée de jeudi se fera sans témoin. La partie demanderesse va plaider une requête pour faire témoigner l’expert médical David Burns au procès.