vendredi 8 novembre 2013

182e jour - Des mots bien pesés tout au long de la journée

(AFl)

Pour la dernière journée de témoignage du conseiller scientifique de R.J. Reynolds Tobacco, Jeffery Scott Gentry, Maître Philippe Trudel à fait ressortir le poids des mots. Le chimiste, lui, s'est plutôt caché derrière les siens.


Réduire les risques liés au goudron, oui mais…

Réduire le risque est, selon le chimiste Jeffery Gentry, au cœur des préoccupations de son employeur : les risques liés aux composés cancérigènes comme les nitrosamines spécifiques du tabac (ou TSNA pour Tobacco specific nitrosamines), le benzène, ou encore le goudron, qui a été le premier sujet de discussion de la matinée avec la question des cigarettes à faible teneur mises en marché par le cigarettier. 

Or, comme l'a dit le témoin d'entrée de jeu, avec ces cigarettes, la compagnie ne met pas en marché des produits moins risqués, mais des produits moins risqués « que ceux des années 50 ». Bref, pas moins risqués « tout court ». Le ton est donné.

Selon Jeffery Gentry , « réduire le goudron, c'est réduire le risque » (traduction libre), une affirmation qu'il a martelée à de nombreuses reprises pour répondre aux questions de l'avocat du recours collectif. « Alors pourquoi ne pas en avoir informé le public ? » La réponse : R.J. Reynolds Tobacco avait choisi de ne pas débattre de ces questions avec le public car, selon elle, ces questions étaient « controversées » et relevaient des autorités de santé et non de celles de l'entreprise.


Controverse? Quelle controverse?

La définition du mot « controverse » semble être différente selon à qui l'on s'adresse. Ainsi, dans la pièce 40369 datant de 1999, les TSNA sont considérées comme controversées par le cigarettier. En effet, et c’est le témoin qui l’écrit lui-même à l’époque, « on n’a pas encore établi la preuve scientifique pour conclure que de réduire les nitrosamines (...) allaient réduire les risques associés à la fumée. » (traduction libre)

Bref, pour R.J. Reynolds Tobacco, on considère qu'un composant est sujet à controverse non pas quand il peut causer le cancer, mais quand on ne connait pas scientifiquement le mécanisme précis par lequel il cause la maladie - même quand on reconnait par ailleurs que le produit est cancérigène.

Ici encore, le choix des mots compte...

Pourtant, la suite de la discussion d'aujourd'hui a prouvé que ces fameuses TSNA ne devait pas être si controversées que cela - dans le sens de M. Gentry - dans la mesure où l'entreprise a travaillé fort pour en réduire la teneur dans ses produits. Selon le témoin, R.J. Reynolds Tobacco a commencé à s'intéresser de près à ces composés dans les années 1970. En 1998, elle est fière de présenter  une nouvelle méthode qui permet de réduire de 55% leur formation lors de la combustion des feuilles de tabac ('étape du séchage).

Ce nouveau procédé a l'avantage, selon, Jeffrey Gentry, d'être reproductible partout, à la différence des techniques de réduction des TSNA précédentes qui ne concernaient que l'entreposage des feuilles de tabac (conditionnement) et qui étaient difficilement reproductibles d'une plantation à l'autre.

(Incidemment, il semblerait que cette découverte soit plutôt le fait de la petite entreprise Star Scientific inc., d'ailleurs en procès aux États-Unis contre R.J. Reynolds concernant le brevet de ladite invention.)


Une question d'équilibre

Comme l'a rappelé à plusieurs reprises le témoin, tous ces efforts de R.J. Reynolds Tobacco pour réduire la quantité de TSNA ou de goudron dans les produits sont guidés par la philosophie de gérance de l'entreprise (stewardship philosophy) qui consiste à ne rien ajouter dans les produits qui pourrait augmenter le risque pour la santé du consommateur.

Selon cette philosophie, le moindre élément dans le processus de fabrication du tabac qui pourrait augmenter le risque serait automatiquement rejeté et le produit résultant ne serait pas mis en marché. Soit. Cela a l’air très simple, mais la réalité est un peu plus complexe, comme l’a expliqué le témoin : tout est une question d’équilibre. Par exemple, si un changement dans la production entraînait l’augmentation d’un composé néfaste mais la réduction d’un autre, alors cela pourrait passer. Ou alors, si l’augmentation de ce composé était extrêmement faible et entrait dans un taux acceptable... Bref, une question d'équilibre que le scientifique a eu l'air de trouver bien compliquée à expliquer.

Ainsi, à la question de Maître Trudel : « Si le procédé de fabrication faisait augmenter la quantité de TSNA, est-ce que vous mettriez ce produit sur le marché? », la réponse a été assez vague : « En général, non ». « Alors quelles seraient les exceptions? » À cette question pourtant évidente, le témoin ne s’est pas prononcé formellement, alléguant, une fois de plus, qu'il n'était pas toxicologue.


Le scientifique et la science

Jeffery Scott Gentry est pourtant un féru des sciences. Docteur en chimie, il est le vice-président exécutif et conseiller scientifique du deuxième plus grand producteur de cigarettes américain. Même s'il n'est pas toxicologue, il travaille sans doute de près avec des équipes qui connaissent le sujet. Pendant l'audience, il a en tout cas su répondre très précisément à plusieurs questions posées par Philippe Trudel (ex : la différence entre un composé initiateur ou promoteur du cancer, ce qu'est un élément co-cancérigène, etc..) mais il a refusé de se prononcer sur d'autres questions qu'on aurait cru à la portée d'une personne si bien placée dans une compagnie de tabac, comme par exemple : à quel niveau le phénol devient-il un promoteur de cancer? quels sont les composés présents dans le tabac qui peuvent être co-cancérigènes?

Ce qu'a bien expliqué le témoin, en revanche, c'est qu'on ne pouvait pas se positionner sur une seule étude : pour se prononcer sur un composé, il faut mener des batteries de tests. Résultat : plusieurs documents déposés aujourd'hui n'ont pas éveillé grand commentaire chez un chimiste alléguant en substance qu'on ne pouvait pas faire parler les chiffres. Par exemple, ici Jeffery Gentry a refusé de qualifier de plus ou moins risqués les différents types de tabac à la seule vue de leur teneur en goudron. 

La question des causes génétiques du cancer qui feraient que certaines personnes seraient plus enclines à développer des maladies a aussi été abordée. Décidément, tout cela est bien complexe et, pour le scientifique, la question du lien entre cigarette et problème de santé est de toute évidence très « controversée». D'ailleurs, la complexité du tabac d'un point de vue toxicologique a été soulignée par le témoin à de nombreuses reprises, pour expliquer le fait qu'il y avait, selon lui, un nombre très important d'éléments inconnus dans le tableau. 

Cependant, quand Maître Trudel lui a demandé qui était les preneurs de décision en matière de santé chez R.J. Reynolds Tobacco, la réponse a été claire : ce sont les scientifiques. Et les avocats là dedans? Ils sont présents et participent aux discussions. En examinant la pièce 727 (1987) - en particulier le paragraphe reproduit ci après - le témoin a admis qu.il avait entendu parler comme tout le monde dans l'entreprise des problèmes judiciaires liés à la question des risques mais que cela n'avait jamais eu d'impact sur son travail. 

Citation, page 1, 3ème paragraphe du document.
« RJR had held a press conference on the same subject earlier in the day, at which RJR executives had carefully avoided making these same admissions. Indeed, tobacco company corporate officers, their in-house counsel and their outside counsel never use the words "risks of smoking" without preceding the word "risks" with "claimed" or "alleged". They have been equally circumspect about never stating that product changes would lead to health improvements »
RJR a tenu une conférence de presse sur le même sujet plus tôt dans la journée, durant laquelle les cadres de RJR ont soigneusement évité de faire ces mêmes admissions. En effet, les dirigeants de la compagnie de tabac, leurs conseillers juridiques internes et leurs avocats externes n'utilisent jamais les mots "risques du tabagisme" sans précéder le mot "risques" du mot "prétendus" ou "allégués". Ils ont également été soucieux de ne jamais déclarer que les changements au produit mèneraient à des améliorations de la salubrité. »)
 ***

À la fin de la journée, le juge Riordan a remercié le témoin.

Les audiences reprendront le lundi 18 novembre.


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