mercredi 23 octobre 2013

176e jour - Au tour de Rothmans, Benson & Hedges de monter au créneau

(PCr)
Depuis le début de la présentation de la preuve en défense des cigarettiers, en mai dernier, et plus encore depuis août, la défense d'Imperial Tobacco Canada, le chef de file actuel et historique du marché canadien, a absorbé la majeure partie du temps d'audition du tribunal. Les défendeurs des trois cigarettiers avaient ainsi planifié leur calendrier commun.

Lundi, les avocats Simon V. Potter et Pierre-Jérôme Bouchard, qui représentent les intérêts de la compagnie Rothmans, Benson & Hedges (RBH), ont pris place à l'avant-poste dans la salle d'audience. Le premier pour interroger le témoin du jour; le second qui sait par coeur les numéros des pièces au dossier de la preuve et au besoin faire parler les écrans de la salle d'audience ou celui du micro-ordinateur du juge, à coups de disquettes et de courriels, donnant accès à de nouveaux documents ou ressuscitant les anciens. Ainsi vont les procès modernes.

Le témoin du jour, ou plutôt de la semaine, s'appelle Steve George Chapman. C'est un chimiste formé à l'Université de Waterloo en Ontario, entré au service de RBH en janvier 1988, et aujourd'hui le haut responsable de tous les laboratoires de recherche dans l'entreprise, le conseiller de la haute direction en matière de conformité aux réglementations canadiennes relatives à la divulgation du contenu de la fumée des cigarettes, et l'homme sur qui Philip Morris International compte pour gérer rien de moins que le développement des produits dans sa filiale canadienne. Et M. Chapman n'a que 49 ans. Malgré son air modeste, on pourrait penser qu'il n'a peut-être pas atteint le sommet.

Avant d'aboutir devant le juge Riordan, le témoin Chapman est déjà passé à travers 7 jours de déposition préliminaire au procès: les procureurs du gouvernement fédéral canadien l'avaient alors longuement interrogé. Il semble que le vaillant cadre de RBH s'est offert lui-même pour cette épreuve, dont la comparution de cette semaine est une suite logique.

(Cet épisode de la déposition remonte à avant le procès, à une époque clôturée par l'arrêt de novembre 2012 de la Cour d'appel du Québec, une époque où la Couronne fédérale était encore légalement forcée de se défendre contre la tentative des compagnies de tabac de rejeter sur elle tous les blâmes qui leur sont adressés par les recours collectifs. Les compagnies n'ont pas abandonné cette ligne de défense très offensive, même si le fédéral a pu faire reconnaître son immunité par la Cour d'appel et n'envoie même plus d'observateur au procès présidé par Brian Riordan.)


Marque et constance

Me Potter a commencé par faire parler Steve Chapman de l'importance primordiale pour un cigarettier d'offrir, sous une marque donnée, un produit aux caractéristiques invariables.

À titre de responsable actuel du design des produits, le témoin a expliqué toutes les propriétés physiques dont il faut tenir compte pour livrer toujours le même produit en termes de goût, des propriétés dont on peut aussi se servir pour changer la teneur en goudron et en nicotine: longueur du tube, circonférence, longueur du filtre, intensité de la ventilation, porosité du papier, présence plus ou moins grande de tabac gonflé par un trempage dans la neige carbonique (dry ice expanded tobacco), etc.

On a compris que les cuisiniers de RBH étaient en mesure d'offrir sous chaque marque donnée un produit qui goûte la même chose d'un paquet à l'autre, peu importe les variations de qualité des récoltes de tabac. Les témoins que la défense veut amener pour parler du rôle d'Agriculture Canada seraient sûrement heureux d'apprendre cela.

Même s'il n'est arrivé dans le monde du tabac que dix ans avant la fin de la période d'activités de 48 ans couverte par le procès, Steve Chapman a déclaré que la compagnie n'avait jamais donné aux chimistes d'ordre d'atteindre un niveau donnée de nicotine dans telle ou telle cigarette. Par contre, le témoin a expliqué que la compagnie a déjà fixé des objectifs de teneur en goudron puisque cette variable influence fortement la saveur perçue par les fumeurs.


La « philosophie » chez RBH

Aux dires du témoin, les chercheurs de la compagnie de Brampton en Ontario prenaient pour acquis que l'usage du tabac a des conséquences néfastes pour la santé et, à défaut de connaître LA substance particulière dans le mélange qui cause les maladies (Un cantique déjà souvent entendu dans ce procès.), s'employaient à concevoir les cigarettes à teneur réduite en goudron que les marketeurs de la compagnie croyaient pouvoir vendre. Voilà la « philosophie » adoptée par la cliente de Me Potter.

Un moment donné après 1998, l'industrie canadienne du tabac s'est aperçu que le procédé de séchage des feuilles de tabac utilisé par les tabaculteurs canadiens favorisait l'apparition des nitrosamines dans le tabac. Les nitrosamines sont des substances qui se retrouvent ultimement dans la fumée et qui sont cancérigènes. L'industrie a alors fait changer durant les années 2000 le procédé de séchage de ses fournisseurs, à ses frais, s'il vous plaît! (Le témoin n'est pas allé jusqu'à apporter les factures avec lui.)

Le procédé fautif consistait à faire souffler sur les feuilles des courants d'air très chaud directement issus de moteurs à combustion, plutôt qu'en faisant sécher les feuilles à l'air libre ou par un séchage indirect avec de l'air chauffé comme dans un four.

L'interrogatoire n'a cependant pas permis au juge et au public de savoir quand ni pourquoi les agriculteurs canadiens étaient originalement passés du séchage à l'air libre pratiqué au bon vieux temps du « tabac de Virginie pur » des annonces de jadis, au séchage à même les chauds gaz d'échappement de moteurs.


Les humectants et autres additifs

Guidé par Me Potter, le chimiste Chapman a expliqué l'importance de l'emballage pour préserver un certain degré d'humidité dans les produits du tabac. La bouffée de fumée aspirée par le fumeur contient d'autant plus de goudron que le mélange est séché.

Avec la diminution tendancielle, depuis plusieurs décennies, de la consommation quotidienne moyenne des fumeurs, maintenant rendue sous la barre des 20 cigarettes, cela aurait eu pour effet que la dernière cigarette d'un paquet risquait d'être plus sèche et donc plus goudronneuse que les premières. Par prévenance, RBH s'est donc remise, en 2005, à ajouter un humectant (habituellement un glucide, comme le glycérol, aussi appelé glycérine) dans les mélanges, afin d'en prolonger le caractère humide, une pratique que l'industrie avait abandonnée en 1985.

Et pourquoi cet abandon en 1985 ? Eh bien parce que l'industrie canadienne voulait pouvoir dire qu'elle ne met pas d'additif dans ses cigarettes. M. Chapman a raconté que des articles de presse avaient engendré dans le public une confusion entre le di-éthylène glycol, contenu dans l'antigel, et le propylène glycol, utilisé dans l'industrie alimentaire. On peut trouver cela difficile à avaler, mais toujours est-il que RBH avait, aux dires de son conseiller scientifique, préféré retirer tous les additifs que d'expliquer la différence.

Le cadre de RBH s'est également fait un devoir de nier que sa compagnie ait déjà mis du coumarin ou de l'ammoniac dans ses cigarettes.

Les teneurs en goudron se sont maintenus après 2005 malgré la réintroduction de glucides dans les mélanges, a ajouté M. Chapman, peut-être en réplique implicite aux Jeffrey Wigand de ce monde qui disent que la glycérine brûlée se transforme en acroléine, un poison.  Bon point alors.

Mais les teneurs en goudron n'auraient-elles pas dû diminuer de ce fait, si on se souvient des explications de départ sur l'humidité ? L'interrogatoire a glissé sur d'autres sujets. De toutes manières, les événements survenus après 1998 ne sont même pas censés figurer dans les sujets examinés par le tribunal. Ils y figurent quand même parce que le juge semble préférer laisser les avocats faire des incursions dans le temps présent que de se faire reprocher un jour de les avoir empêchés de mener à bout leurs savantes explorations.

Par ailleurs, le menthol est le seul aromate que le cigarettier s'autorise à mettre dans des cigarettes vendues au Canada., aux dires de Steve Chapman, et la vente des marques en cause correspond à une petite fraction du marché. Le témoin a aussi mentionné qu'au 21e siècle, RBH n'utilise plus de tabac reconstitué dans ses mélanges, après avoir constaté que cela ne diminuait pas ses coûts de production, puisque le recon retombe plus facilement en poussière que le vrai tabac haché. Trop facilement.

(Rappelons que le procès exclut toutes les affaires reliées à la fabrication et à la vente des cigares et du tabac en vrac que les fumeurs mettent d'eux-mêmes dans le foyer d'une pipe ou dans un tube ou dans une feuille de papier à rouler. L'usage des aromates serait beaucoup plus fréquent de ce côté.)

Pendant un moment non précisé, selon la relation de M. Chapman, RBH a tenté de vendre une marque annoncée comme « sans additif », mais la proximité en langue anglaise des mots « additive » (un additif) et « addictive » (qui créé la dépendance) a trop fait jaser et RBH a retiré le produit du marché.

N'empêche que l'industrie, comme l'a distraitement reconnu le chimiste, est tout de même obligé d'utiliser de la colle pour faire tenir le filtre au papier qui contient le mélange de tabac. L'auteur du blogue n'a pas pu s'empêcher de noter que lorsqu'on parle de colle, on s'inquiète plus fréquemment de ceux qui la sniffent que de ceux qui l'inhalent après l'avoir brûlée. Peut-être à tort.

Lundi soir, il n'était pas facile de savoir ce que le juge Riordan retiendrait de tout cela. Durant la journée, il a cependant plus d'une fois fait allusion à la valeur probative de tel ou tel partie de l'interrogatoire.

Entre autres, le juge a paru désapprouver Me Potter d'avoir parlé à son témoin des affirmations faites par le professeur Richard Pollay, un expert en marketing du tabac sollicité par les avocats des recours collectifs et dont le témoignage a été enregistré au dossier de la preuve l'hiver dernier.

En principe, un témoin de faits doit pouvoir raconter de ce qu'il a lui-même observé ou accompli et doit éviter d'être influencé dans ses propos par ce qu'il aurait appris à l'occasion du témoignage de quelqu'un d'autre.


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L'interrogatoire de Steve Chapman s'est poursuivi mardi matin (177e journée) et un contre-interrogatoire a aussitôt commencé qui s'est terminé cet après-midi (178e jour).

La prochaine édition de ce blogue racontera les deux journées de mardi et mercredi.