mercredi 9 octobre 2013

171e jour - Dernier tour de piste du marketeur Anthony Kalhok

Pour savoir comment activer les hyperliens vers les pièces au dossier de la preuve, voyez les instructions à la fin du présent message.

(PCr)
Pendant des années, la firme Canadian Market Facts Limited a sondé pour le compte d'Imperial Tobacco, le principal fournisseur du marché québécois, les perceptions des fumeurs de 15 ans et plus.

En 1977, elle rapportait que parmi les Canadiens francophones de 15 ans et plus, 68 % déclaraient qu'il n'est pas du tout vrai qu'ils se sentent plus à l'aise parmi les fumeurs que parmi non-fumeurs, contre 27 % qui disaient que c'est un peu vrai, et 4 % qui répondaient que c'est tout à fait vrai.

On devine que les réponses n'auraient plus été les mêmes à la veille de l'entrée en vigueur au Québec de lois qui ont interdit, d'abord timidement puis plus généreusement, de fumer en divers endroits publics, en 1986 (loi Lincoln), en 1999 (loi Rochon de 1998) et en 2006 (loi Couillard de 2005).

Parmi les mêmes répondants de 1977, on pouvait aussi remarquer que 44 % déclaraient fumer davantage durant les fins de semaine, contre 8 % qui affirmaient le faire plus souvent durant la semaine.

Chez Imperial, les renseignements régulièrement fournis par Canadian Market Facts, dont on ne vient de voir qu'un très petit échantillon, servaient à segmenter le marché et à trouver la bonne stratégie publicitaire pour chaque « cible ». Les cigarettiers connaissaient leurs clients fidèles et leurs clients potentiels, ce qui est naturel. Il n'y a rien d'étonnant à ce que leurs annonces de la même époque aient plus souvent montré des fumeurs dans leurs loisirs de fin de semaine ou de vacances, souvent en présence de non-fumeurs, que lors de pauses du travail ou durant le travail.

Par comparaison, de quelles données systématiquement et régulièrement colligées les chercheurs en santé publique de l'époque disposaient-ils ?

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Les exemples ci-haut mentionnés viennent de la pièce 130 au dossier de la preuve, enregistrée devant le tribunal au printemps 2012.

Cette pièce est revenue sur les écrans de la salle d'audience lundi, parmi plusieurs autres pièces déjà versées au dossier.

Comme le témoin du jour, Anthony Kalhok, un ancien vice-président au marketing d'Imperial Tobacco, était déjà comparu sept fois au procès (dont près de six jours complets d'audition consacrés à son seul témoignage), le défenseur de la compagnie, Me Craig Lockwood, a eu beaucoup de mal à trouver quelque chose de nouveau à lui faire raconter à l'honorable Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec.

Le témoin a répété que le marketing vise à enlever des parts de marché aux concurrents et non pas à créer une nouvelle clientèle parmi les adolescents, tout en reconnaissant que les fumeurs sont fidèles à leur marque favorite et que le marché déclinait.  Il a également répété que sa compagnie et l'industrie n'ont jamais fait d'allégations publiques en matière de nocivité relative de leurs différentes marques.

En revanche, M. Kalhok a aussi fait l'éloge de la puissance du paquet de cigarettes comme outil de promotion d'une marque partout où va le fumeur, et cet éloge n'était sûrement pas au programme de l'interrogatoire de l'avocat, en une époque où l'industrie cherche à éviter que des pays soient tentés d'imiter l'Australie en imposant des emballages neutres et uniformes de produits du tabac.

De son côté, le procureur de la partie demanderesse André Lespérance a tenté, comme son équipier Bruce Johnston en d'autres occasions, de cuisiner le témoin.

Alors qu'un autre témoin souvent revenu au tribunal depuis mars 2012, Michel Descôteaux, a durant certaines comparutions primitives paru prendre un certain plaisir à jouer une partie d'échecs avec un procureur des recours collectifs, avant de finir par avoir l'air écoeuré les dernières fois, le témoin Kalhok, lui, revient chaque fois de plus en plus culotté et souriant.

M. Kalhok a-t-il joué au curling sur le bord du précipice, notamment à propos de l'absence de prétentions de l'industrie quant au caractère moins dommageable des cigarettes à basse teneur en goudron ?

Il y a deux manières de voir les choses, et on ne sait pas laquelle le juge Riordan adoptera.

Ou bien le magistrat attachera une grande importance au fait qu'il n'a pas entendu d'aveu, ou bien il se fiera à sa longue observation du témoin et conclura que l'as du marketing d'Imperial est trop intelligent pour être cru quand il explique que l'industrie fait de la prose sans le savoir, c'est-à-dire affirme ou du moins sous-entend que certains de ses produits sont plus sûrs ou moins risqués pour la santé, sans avoir voulu le faire.

Avant même que commence le contre-interrogatoire par Me Lespérance de l'homme qui a obtenu que Player's détrône Export A auprès des fumeurs canadiens, il est possible que le juge Riordan se soit souvenu, après les heures passées l'hiver dernier avec les experts Christian Bourque, Raymond Duch et Claire Durand à éplucher les sondages, qu'Imperial Tobacco savait que les consommateurs croient souvent que les cigarettes à basse teneur en goudron et en nicotine sont plus sûres pour la santé, et que les consommateurs associent souvent les notions de douceur et de légèreté (bien plus anciennes selon M. Kalhok) avec la notion de basse teneur en goudron et en nicotine.

Le contre-interrogatoire mené par Me Lespérance lundi, ainsi que le rapide passage en revue de certains documents ont permis de compléter le portrait. (notamment la pièce 1035 d' avril 1976 et la pièce 1577 d'avril 1978)

Imperial, et plus précisément Anthony Kalhok lui-même, s'est déjà plaint, en mai 1977, auprès du Conseil canadien des fabricants du tabac (CTMC), d'une annonce de la marque Viscount par le concurrent Benson & Hedges. (pièce 50007).

Dans cette annonce, Benson & Hedges claironnait que sa Viscount était la cigarette la plus douce, et Imperial a fait valoir au CTMC qu'elle-même offrait une marque avec encore moins de goudron, la Medalion, et que les consommateurs associaient l'idée de douceur avec celle de basse teneur en goudron et en nicotine.

Mais ce n'était pas parce que Benson & Hedges disait indirectement aux consommateurs que sa marque Viscount était un produit plus sûr pour la santé, qu'Imperial se plaignait, a expliqué M. Kalhok.

C'était parce le concurrent Benson & Hedges se mettait ainsi en position à côté d'Imperial pour profiter de la croyance des consommateurs en la vertu des produits à basse teneur en goudron. Lors d'une comparution au printemps 2012, M. Kalhok a prétendu que c'est le gouvernement fédéral canadien qui a transmis cette croyance aux Canadiens et l'a alimenté.

On se retrouve donc en présence d'une industrie qui vit le pari pascalien jusqu'au bout. Au 17e siècle, le mathématicien et philosophe Blaise Pascal disait qu'à défaut d'avoir la foi, il fallait faire comme si on l'avait, en espérant finir par l'avoir.
L'histoire racontée par l'industrie est la suivante:

  1. le gouvernement croyait que la basse teneur en goudron diminue le risque sanitaire;
  2. les consommateurs l'ont cru aussi;
  3. l'industrie a voulu répondre à la demande et elle a fait travailler ses chimistes sur le développement de produits plus sûrs;
  4. la plupart des produits n'ont pas abouti sur le marché, mais on a tout de même offert et vendu des cigarettes avec des perforations près du filtre qui diluaient la fumée dans l'air et devaient diminuer les doses de nicotine et de goudron absorbées;
  5. les marketeurs ont associé l'idée de basse teneur en goudron et en nicotine avec celles plus anciennes et plus floues de « douceur » et de « légèreté », afin de mousser les ventes;
  6. les fumeurs ont consommé lesdites cigarettes mais compensé en fumant autrement ou en fumant plus d'unités;
  7. cette compensation a été partielle de sorte qu'il y a tout de même eu des bénéfices en termes de santé publique (thèse soutenue par l'expert Michael Dixon en septembre dernier);
  8. si les spécialistes de la santé publique disent qu'il n'y a eu aucun bénéfice résultant de la consommation des cigarettes à basse teneur en goudron et en nicotine, ce n'est pas grave car l'industrie n'a jamais dit qu'il y en avait. En d'autres termes, les marketeurs n'y croyaient pas (sauf Wayne Knox, mais M. Kalhok semble n'avoir jamais pris connaissance du témoignage de son ancien lieutenant). L'industrie ne faisait que se plier aux croyances et désirs des consommateurs.
Peut-on inhaler cela ?

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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès en recours collectifs contre les trois principaux cigarettiers canadiens, IL FAUT commencer par

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm


2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
3) puis revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens au besoin,
ou
utiliser le moteur de recherche sur place, lequel permet d'entrer un mot-clef ou un nombre-clef et d'aboutir à un document ou à une sélection de documents.