samedi 15 juin 2013

152e et 153e jours - Questions d'opinion sur des opinions du public

152e jour - Les experts de la défense se contredisent

La plupart des sondeurs souhaitent avoir raison 19 fois sur 20. Mais désormais, si ce sont les experts embauchés par l'industrie du tabac qui ont raison, c'est le sondeur qui a examiné les données recueillies par Imperial Tobacco Canada depuis des décennies qui est globalement dans le tort.

Christian Bourque a d'abord témoigné comme expert au procès du tabac à Montréal il y a presque cinq mois, apportant avec lui un rapport (pièce 1380 au dossier) au sujet des sondages secrets menés par Imperial depuis des décennies concernant les connaissances et croyances des fumeurs sur les méfaits du tabagisme.

Le rapport de ce témoin-expert des demandeurs avait déjà fait en mai l'objet de critiques virulentes de la part d'un politologue ferré en méthode d'enquête actuellement professeur de science politique à l'Université d'Oxford, Raymond Duch. Lors de son témoignage au procès le mois dernier, M. Duch avait même accusé M. Bourque (lui aussi politologue) de « tromper la Cour » par ses conclusions.

Claire Durand
Une deuxième salve de critiques envers le sondeur montréalais réputé a été lancée mercredi avec l'apparition de Claire Durand, professeure de sociologie à l'Université de Montréal. (M. Duch a travaillé sur un mandat de JTI-Macdonald et de Rothmans, Benson and Hedges. Mme Durand était mandatée par Imperial Tobacco.)

Son rapport (pièce 20066) conclut que le travail de M. Bourque est fondamentalement problématique puisqu'il souffrirait de « problèmes méthodologiques » et dévierait de « la règle de la neutralité scientifique ». Mme Durand est d'ailleurs allée plus loin, en passant au peigne fin l'ensemble de ses récriminations quant à ce qu'elle considère être de nombreuses failles dans le travail de M. Bourque.

Claire Durand est l'une des rares femmes à avoir participé à ce procès jusqu'à maintenant, mais c'est à bien d'autres égards qu'elle est un témoin assez inhabituel. Bien qu'elle était présente en Cour lors de la comparution de Christian Bourque, elle n'a pas pigé les trucs pour entrer adroitement dans la danse avec un avocat et un juge.

La redoutable Suzanne Côté avait donc bien du pain sur la planche avec cette experte sujette aux divagations et visiblement peu habile à recevoir des conseils ou à se conformer aux indications de se taire lorsqu'elle avait suffisamment témoigné 


Un exposé concis

Dans la matinée, avec la vitesse d'exécution et le degré d'organisation qu'on lui connaît, Me Côté a fait passer la professeure Durand à travers ses principales critiques de la synthèse des données de l'industrie réalisée par l'expert de la demande Christian Bourque.

Ces critiques furent nombreuses, et semblaient plus énergiques au fur et à mesure que Me Côté progressait dans son interrogatoire.

Mme Durand a déclaré que le rapport de M. Bourque était incorrect puisque:
  • les perceptions de fumeurs évaluées n'étaient pas adéquatement mesurables;
  • les conclusions tirées à partir d'échantillons par quota ne devraient dûment l'être qu'à partir d'échantillons choisis au hasard seulement;
  • il n'était pas précisé que seules les opinions de fumeurs avaient été recueillies;
  • les sources n'étaient pas référencées correctement;
  • ne s'y trouvait pas une liste des événements auxquels le rapport affirmait que l'industrie réagissait;
  • on y accordait une portée statistique significative à des données qui ne pouvaient pas être comparés avec justesse;
  • s'y trouvait des erreurs écologiques et un exemple de l'effet Robinson;
  • et on y attribuait à tort une portée provinciale ou régionale à des résultats en fait uniquement basés sur des enquêtes en milieu urbain.

Et monsieur Bourque était biaisé, par-desssus le marché !

Cet exposé a été complété d'un bout à l'autre bien avant l'heure du dîner.


Déraillement lors du contre-interrogatoire

Me Bruce Johnston avait demandé et s'est vu accorder une longue suspension d'audition afin de pouvoir préparer son contre-interrogatoire. Juste avant que l'audition reprenne à 15h, il est entré dans la salle d'audience avec des papiers en main et de l'allant.

Le langage corporel à la Cour est plutôt subtil, mais il est difficile, même aux équipes composées des figures les plus impénétrables de dissimuler leur moment de plaisir et ceux où les affaires tournent plutôt mal. Vers la fin de cet après-midi, les deux réactions étaient évidentes: la satisfaction du côté des demandeurs contrastait avec les figures rosies et les épaules tombantes sur les bancs d'Imperial Tobacco.

Mme Durand a paru la victime de son propre témoignage. Elle s'est peinte dans le coin en formulant ses vues en termes si absolus que, soit ils l'exposaient à se trouver dans une situation embarrassante, soit ils suscitaient l'incrédulité.

Peut-être inconsciente qu'elle allait être poussée à tenir des propos de plus en plus ridicules, elle s'est engagée dans des réponses longues et presque polémiques avec Me Johnston. Quand Me Côté a essayé d'intervenir par des objections, Mme Durand a ignoré son avocate et continué de parler, plus d'une fois.


Combien peut-on fumer de cigarettes sans danger :  un fait ou une opinion ?

Deux fois par année, à la fin d'un long sondage sur les préférences en termes de marques, Imperial Tobacco posait aux fumeurs une question ouverte: Combien de cigarettes de votre marque préférée pouvez-vous fumer sans faire de tort à votre santé ? (How many cigarettes of your own brand can you safety smoke without harming your health ?)


Dans son rapport d'expertise, M. Bourque avait observé qu' « à la lecture de ces résultats, il est clair que tous ne sont pas au courant que fumer des cigarettes (même en relativement petit nombre) peut avoir un impact négatif sur la santé ».

Me Johnston a demandé à Mme Durand comment elle poserait la question, mais elle a hésité et refusé à répétition de répondre, lançant : « Je suis une experte dans poser des questions, pas y répondre »

Le problème, a-t-elle dit, était que ce n'était PAS UNE QUESTION FACTUELLE, et parce que cela n'avait pas une réponse vérifiable, cela ne pouvait pas être répondu correctement. Les réponses de la professeure Durand ont commencé à être un peu embrouillées quand Me Johnston a demandé longuement à quel point ces questions étaient différentes de celles qu'ils lisaient dans des notes d'un cours que Mme Durand donnait.

Le véritable coup de grâce à ses explications longuettes que ces questions étaient viciées parce que non fondées sur un fait vérifiable a été asséné au témoin quand Me Johnston lui a montré le témoignage de Raymond Duch sur le même faisceau de questions.

M. Duch s'était plaint que de telles questions ne donnaient pas une bonne indication des croyances PARCE QU'ELLES ÉTAIENT DES QUESTIONS FACTUELLES.

Deux experts de l'industrie, deux vues opposées, un moment divertissant à la Cour. 


Alors est-ce que les cigarettes causent le cancer? Pourquoi ne pouvez-vous pas le dire?

Me Johnston a consacré du temps à faire vivre à Mme Durand l'expérience de se faire poser quelques unes des questions qui ont fait l'objet d'un suivi par Imperial Tobacco et d'autres compagnies.

Ayant parlé en long et en large des répondants qui « ne savent pas », l'experte s'est alors révélée être membre de cette tribu. Elle ne savait pas combien de cigarettes quelqu'un pourrait fumer sans risque. Elle ne savait pas si les fumeurs avaient une vie raccourcie.

Quand Me Johnston lui a demandé si les cigarettes causaient le cancer, oui ou non, elle a hésité longuement. Elle a tenté de contourner la difficulté en disant qu'elle souffrait d'une déformation professionnelle de ne pas jamais répondre simplement oui ou non. (« J'ai remarqué », a dit le juge, gentiment.).

Elle a fini par refuser de répondre.

La compagnie prétend que « tout le monde sait » que la cigarette cause le cancer. Certains sont curieusement réticent à le dire.

Questions du juge

Imperial Tobacco suivait l'évolution des
perceptions des risques sanitaires chez les fumeurs. 
Mme Durand dit que ces résultats ne sont pas fiables.

C'est le juge Riordan qui, plus d'une fois durant la journée, a soulevé la question que les critiques du rapport d'expertise de M. Bourque avaient constamment évitée: quelle différence cela fait que les études des compagnies aient été défectueuses si les compagnies croyaient qu'elles étaient bonnes et les ont répétées durant des décennies?

Juge Riordan: « Mais malgré ça, les compagnies payaient pour et demandaient ce genre de sondages-là. Donc, on vise ici la connaissance des compagnies, il me semble. Et ça reflète... Même si c'est mal fait, c'est ça que croyaient, -- on parle de croyance --, c'est ça que croyaient les compagnies qui parrainaient ces sondages-là ou qui commandaient ces sondages-là? 
Professeure Durand: Écoutez, moi, je ne peux pas spéculer sur ce que les compagnies croyaient; je peux pas spéculer. Ce que je vous dis, c'est que ...
Juge Riordan:  Mais elles apprenaient. Disons... mettons le mot « apprendre » plutôt que « croire », mais les compagnies apprenaient certaines choses de ces sondages-là, que ce soit des choses valides ou pas, les compagnies apprenaient ces choses-là, avaient cette connaissance-là ?
(...)
Professeure Durand: ... S'il y avait un bon service de recherche, ce service-là aurait dû dire: « Vous ne pouvez pas vous fier sur cette information-là ».

Plus tard, l'experte a ajouté que si les compagnies voulaient connaître la perception des fumeurs, elles s'y prenaient de la mauvaise façon.


traduit et adapté d'un texte original anglais de Cynthia Callard
SIPT Traduction et Pierre Croteau


* *

153e jour - L'art de se faire remarquer par un juge

Le contre-interogatoire de l'experte en sondages de population Claire Durand par le procureur des recours collectifs Bruce Johnston, amorcé mercredi, a repris jeudi après-midi sans préambule, comme si on revenait d'une pause d'un quart d'heure. (La matinée de jeudi avait servi à M. Denis Choinière de Santé Canada pour terminer son témoignage de lundi et mardi. Voir notre précédente édition.)

Non sans réticence, la sociologue Durand a admis qu'à la question « combien font 2 + 2 » accompagnée d'un choix de réponses incluant la bonne réponse, on pouvait savoir le nombre de ceux qui ne savent pas que c'est 4 en additionnant tous les répondants qui ne répondent pas 4 et ceux qui répondent qu'ils ne savent pas.

Mais l'experte a refusé d'aller plus loin dans ses admissions, malgré plusieurs reformulations tentées par Me Johnston.

Quand celui-ci, de guerre lasse, a fini par vouloir passer à une autre question, Mme Durand a tenu à faire ce qu'on pourrait peut-être appeler un commentaire.

En substance et d'abord très doucement mais clairement, le juge Riordan et les avocats des deux camps ont tout de suite demandé à Mme Durand de se taire, mais il a fallu que le juge Riordan s'y prenne à trois fois, agite le doigt et force un peu le ton avant que Mme Durand enregistre le message et se taise. Un ange est passé dans la salle. Au palmarès de l'insistance à rouspéter à outrance, Claire Durand a détrôné Me Silvana Conte, qui avait la palme depuis une plaidoirie il y a un an.

Côté fiabilité, la professeure Durand met sur le même pied les échantillons par quotas et les échantillons accidentels. Une conclusion de l'après-midi, une certaine redite, c'est que les cigarettiers, selon l'experte de la défense, ne pouvaient pas se fier du tout aux sondages tels que ceux qu'a fait faire Imperial Tobacco durant des décennies et que Christian Bourque a analysé dans son rapport d'expertise pour les recours collectifs. Me Johnston a demandé en vain s'il fallait en déduire que les compagnies de tabac ont gaspillé leur argent à répétition pour connaître les croyances des fumeurs. Le juge a aussi laissé pointer son scepticisme, une dernière fois.

Me Johnston a de nouveau fait apparaître une contradiction entre les deux experts en sondages de la défense. Le professeur Duch considérait en mai que des enquêtes faites auprès de la population des États-Unis pouvaient donner une indication des perceptions dans la population canadienne ou québécoise. La professeure Durand refuse de considérer qu'un sondage où l'échantillon n'inclut que des résidents des grandes villes du Québec procure la moindre information sur la population québécoise.

*

La semaine prochaine, à l'invitation de la défense des cigarettiers, le tribunal verra comparaître l'ancien ministre fédéral canadien Marc Lalonde, qui fut titulaire du ministère de la Santé nationale et du Bien-être social de 1972 à 1977.

Retourné à la pratique du droit après la vie publique, M. Lalonde a aussi été de 1996 à 1998 inscrit au registre du Commissariat au lobbying du Canada en tant que lobbyiste de la compagnie Alfred Dunhill Limited de Londres, en rapport avec une législation sur le tabac (Le Parlement fédéral canadien a adopté la Loi sur le tabac en 1997.)

Les avocats des recours collectifs espèrent pour leur part faire revenir l'historien David Flaherty, afin de compléter son contre-interrogatoire commencé le 23 mai.

Pour sa part, le juge Brian Riordan espère connaître avant le 19 au midi le nouveau calendrier de la preuve en défense que les cigarettiers ont élaboré pour se soumettre à son ordonnance du 15 mai de se limiter à 175 jours d'audition.


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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuv ou à d'autres documents relatifs au procès contre les trois principaux cigarettiers canadiens, IL FAUT commencer par

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm


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