mercredi 22 mai 2013

145e jour - La « common knowledge » des méfaits du tabac invoquée par l'historien David Flaherty

Pour savoir comment activer les hyperliens vers les pièces à conviction, voyez les instructions à la fin du présent message.


Dans son curriculum vitae soumis à la Cour supérieure du Québec, Jacques Lacoursière a mentionné qu'il est historien-conseil pour les compagnies de tabac depuis 2006. Il avait aussi produit en 2003 une déclaration écrite sous serment devant le juge Pierre Jasmin, c'est-à-dire le juge qui a autorisé en 2005 deux recours collectifs et un procès contre ces compagnies de tabac dont vous suivez ici les événements.

David Flaherty en juillet 2012
De son côté, David H. Flaherty, qui est un professeur émérite d'histoire et de droit de l'Université de Western Ontario ainsi que le témoin-expert de cette semaine dans le procès, invité à comparaître par les cigarettiers en défense, n'a pas cru bon de mentionner dans son son curriculum vitae soumis au tribunal une collaboration scientifique avec l'industrie qui est bien plus ancienne et plus longue que celle de Lacoursière.

Le procureur des recours collectifs Bruce Johnston a demandé mardi à l'historien Flaherty pourquoi il a passé cela sous silence, et l'universitaire a répondu que c'était parce qu'il n'a rien publié sur le sujet. (Lui non plus...)

Lors de sa brève comparution devant le même tribunal de Brian Riordan le 15 mai de l'an dernier, le professeur Flaherty avait affirmé que les compagnies de tabac n'ont jamais exigé de lui qu'il garde secrètes les recherches qu'il a faites pour leur compte. (voir notre édition relative au 29e jour).

Mardi, le témoin-expert a déclaré qu'il s'attendait à parler un jour de ses recherches devant une cour de justice, comme si la diffusion de la connaissance scientifique devait s'en remettre à l'habileté des avocats.

Peut-être faut-il prendre ce qui ressemble à une crânerie avec deux grains de sel.

Premièrement, la défense des cigarettiers s'est battu bec et ongles et se bat encore pour qu'un rapport préliminaire de recherche de Flaherty à l'industrie canadienne en 1988 n'aboutisse pas dans le dossier de la preuve en demande au présent procès, et cela même si le document est depuis longtemps accessible au public sur le site internautique de la bibliothèque Legacy de documents de l'industrie du tabac gérée par l'Université de Californie à San Francisco. (lien vers ce document)

Dans son jugement du 17 mai 2012, qui a survécu en décembre dernier à une demande de révision présentée à la Cour d'appel du Québec (jugement unanime en appel) et qui est maintenant l'objet d'une demande d'autorisation d'appel devant la Cour suprême du Canada, l'honorable Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec a indirectement qualifié de tartufferie l'attitude des cigarettiers canadiens.

N'empêche que l'industrie considère le rapport préliminaire de David Flaherty comme un document protégé par le secret professionnel.

Deuxièmement, il n'est pas certain que la simple divulgation de l'existence d'un lien du chercheur universitaire Flaherty avec l'industrie du tabac aurait été sans conséquence pour lui, par exemple en ce qui a trait à sa participation en tant que consultant au groupe de travail sur l'information en matière de santé formé à la demande de Statistique Canada en 1991. Et puis David Flaherty n'a pas seulement passé discrètement sa vie dans l'enseignement et la recherche, il a notamment été de 1993 à 1999 chargé par l'Assemblée législative de la Colombie-Britannique de veiller à l'application de la loi de cette province sur l'accès à l'information et la protection de la vie privée. Qui était alors au courant de son rôle auprès de l'industrie du tabac ?

*

Mardi, il y a eu un interrogatoire et un contre-interrogatoire préalables à la qualification de David Flaherty comme expert. Les avocats des recours collectifs se sont opposés presque par pur principe et très brièvement à sa qualification comme expert, mais l'honorable Brian Riordan a jugé autrement, et l'interrogatoire principal a alors commencé.

Cet interrogatoire principal est mené par un nouveau venu au procès, Me Neil Paris, un autre avocat du bureau torontois de l'étude Osler, Hoskin & Harcourt, qui assure la défense de la compagnie Imperial Tobacco de Montréal.

Le tandem Flaherty-Paris a mieux fonctionné que le tandem Lehoux-Lacoursière de la semaine dernière. Le témoin-expert joue bien son rôle.

Par contre, malgré les avertissements du juge Riordan, Me Paris semble déterminé à examiner le rapport d'expertise de l'historien Flaherty en sautant très peu de dates. La période couverte va de 1950 à 1998, on procède par ordre chronologique, et l'interrogatoire s'est terminé sur des documents datant de janvier 1964.

Quant à son contenu, le rapport d'expertise de David Flaherty (pièce 20063 au dossier de la preuve en défense) ressemble comme un frère à celui de l'historien Jacques Lacoursière. L'un est en français, l'autre en anglais, mais la méthode semble être la même.

L'expression « connaissance populaire » employée par l'historien québécois semble le meilleur équivalent qu'on ait trouvé en français de l'expression « common knowledge » employée par les experts historiques recrutés par l'industrie du tabac aux États-Unis et par l'historien Flaherty (qui se débrouille par ailleurs assez bien en français, entre autres pour avoir résidé au Québec durant une bonne partie de son enfance et de son adolescence) (L'interrogatoire est cependant mené en anglais.)

Le rapport Flaherty se compose d'une masse d'articles parus dans les périodiques québécois et montre que la presse a abondamment parlé au peuple de l'existence de méfaits du tabagisme. Quant à savoir si le bon peuple croyait tout cela, ou quant à savoir surtout si toute cette lecture qui aurait dû idéalement influencer leur comportement a effectivement empêché des Québécois de devenir fumeurs à 12 ans ou les a fait facilement décrocher d'une dépendance avant d'être atteint d'une maladie, cela n'intéresse pas les historiens mandatés par l'industrie, ce n'était pas dans leur mandat d'être plus curieux.

José E. Igartua a été professeur d'histoire à l'Université du Québec à Chicoutimi de 1978 à 1981, puis a continué sa carrière d'enseignant et de chercheur à  l'Université du Québec à Montréal (UQAM) à partir de 1981.

L'historien Flaherty a fait connaissance de l'historien Igartua quand celui-ci a enseigné à l'Université Western Ontario dans les années 1970. Quelque part à la fin des années 1980, donc bien avant les prémices du présent litige, le professeur ontarien a recruté le professeur québécois pour travailler au « Quebec Historical Awareness Project » (QHAP). Quand le consultant Jacques Lacoursière est monté à bord plus tard, les avocats de l'industrie l'ont envoyé travailler avec Igartua.

Dans son c. v. en ligne, l'historien Igartua ne trouve pas lui non plus utile de mentionner qu'une partie de ses recherches ont porté sur la connaissance dans la population des méfaits du tabac.

Quel rôle ingrat pour l'industrie de subventionner des recherches universitaires en se faisant si peu souvent créditer d'avoir contribué au développement du savoir.


Le couteau à double tranchant

Le QHAP était la composante scientifique du projet Four Seasons de l'industrie canadienne du tabac qui visait à préparer cette dernière à se défendre face à de possibles réclamations de dédommagements par des victimes de la dépendance à la nicotine ou de maladies causées par le tabagisme. Le financement par l'industrie des recherches historiques de Flaherty et Igartua est contemporain de l'exécution par Imperial Tobacco Canada de sa politique de destruction de rapports de recherche bio-médicale et de documents de marketing à son siège social de Montréal.

Ce qui a frappé votre serviteur au cours de la journée de mardi, c'est le caractère constant, sérieux, méthodique, de l'effort d'information réalisé dès la fin des années 1950 par le magazine canadien Sélection du Reader's Digest (SRD) concernant les méfaits sanitaires du tabagisme. Le professeur Flaherty a bien montré comment l'importance du tirage et la taille du lectorat de cette publication à l'époque lui donnait un grand impact.

Lorsque certains anciens cadres de l'industrie avaient mentionné l'an dernier la parution d'articles antitabac dans ce magazine, l'auteur du blogue avait envisagé que ces mentions lors des interrogatoires soient le fruit d'un briefing (pour ne pas dire un petit rinçage de cerveau) donné par les défenseurs des cigarettiers à tous leurs anciens employés appelés à témoigner dans le présent procès.

Mais en supposant maintenant que les anciens cadres de l'industrie qui faisaient carrière au Québec et y élevaient leurs enfants aient effectivement lu SRD à cette époque, et aient partagé à l'époque la soi-disant « connaissance commune » des Québécois sur les nombreux méfaits sanitaires du tabac (En plus, des documents et au moins un témoignage oral révèlent que les dirigeants des compagnies de tabac recevaient des revues de presse.), comment expliquer que ces dirigeants aient négligemment décidé d'en faire le moins possible pour prévenir eux-mêmes le public et d'attendre que les pouvoirs publics interviennent. Comment la défense de l'industrie va-t-elle réussir par sa stratégie actuelle à exonérer plus tard ses dirigeants d'un blâme immense ?


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Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès contre les trois principaux cigarettiers canadiens, IL FAUT commencer par

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm


2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
3) puis revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens au besoin,
ou
utiliser le moteur de recherche sur place, lequel permet d'entrer un mot-clef ou un nombre-clef et d'aboutir à un document ou à une sélection de documents.