mardi 5 février 2013

107e et 108e jours - 4 et 5 février - Un quatrième expert témoigne, le médecin Alain Desjardins

Pour savoir comment activer les hyperliens vers les pièces au dossier de la preuve, voyez les instructions à la fin du présent message.

Comme le rappelait le journaliste et biochimiste de formation Fernand Seguin (1922-1988), dans un texte publié à la fin des années 1970, il fut un temps, plus ou moins éloigné selon les endroits, où ce n'était pas l'activité cérébrale autonome, ni même les pulsations cardiaques, mais la respiration, qui servait aux humains à déterminer si l'un des leurs était vivant ou mort. Animal ou végétal, tout ce qui arrête de respirer meurt.

Bien avant de « rendre leur dernier souffle », nos amis fumeurs, souvent, le cherchent, ce souffle.

Alain Desjardins
Depuis plus de 22 ans, à chaque semaine de son travail clinique, au service de pneumologie de l'Hôpital Sacré-Coeur de Montréal, un hôpital affilié à l'Université de Montréal, le Dr Alain Desjardins rencontre plus d'une centaine de Québécois qui peinent à respirer, qui toussent un peu trop souvent, ou dont le mucus ou les crachats sont teintés de sang, et qui souffrent et ont peur. Souvent, ils ont été référés au pneumologue par un confrère médecin à l'urgence. Le reste du temps, la référence vient d'un médecin généraliste.

Quand on parle de l'inhalation funeste ou débilitante de fumée de cigarettes, le pneumologue clinicien connaît le tabac, après environ 130 000 consultations, dont environ 10 % pour des cas de cancer du poumon et 60 % pour des cas de maladie pulmonaire obstructive chronique. Les victimes de ces deux maladies ne sont pas tous des fumeurs actifs ou d'anciens fumeurs, mais d'après ce qu'a observé le Dr Desjardins, les fumeurs représentent au-delà de 85 % du lot.

Par des questions précises posées systématiquement aux patients en pneumologie, le Dr Desjardins est même en mesure de constater une forte relation entre la dose cumulative de fumée de tabac inhalée, mesurée par le nombre cumulatif de cigarettes consommées, et l'occurrence du cancer du poumon. Il a aussi observé les effets sanitaires de l'exposition fréquente à la fumée émanant d'un conjoint fumeur.

Dans un procès par jury, tels que ceux des actions en recours collectifs aux États-Unis, le pneumologue Desjardins aurait peut-être été l'homme pour impressionner fortement le jury à coups d'anecdotes tristes sur une montagne de drames humains, surtout quand moins de 20 % des patients diagnostiqués d'un cancer du poumon que voient Alain Desjardins sont encore en vie au bout de cinq ans. Devant le juge Brian Riordan de la Cour supérieure du Québec, et en l'absence d'un jury populaire dans les procès au civil au Canada, les procureurs du recours collectif des victimes québécoises de cancer du poumon, du larynx ou de la gorge ou d'emphysème n'ont pas cru le pathos utile. L'ensemble témoignage est resté technique, bien qu'éloquent.

Il a fallu à peine plus d'une vingtaine de minutes d'interrogatoire et de contre-interrogatoires de qualification (que les anglophones appellent le voir-dire) pour que le juge Riordan reconnaisse l'expertise du médecin de 52 ans comme pneumologue clinicien.

Le procureur Michel Bélanger a aussitôt fait verser dans le dossier de la preuve le rapport d'expertise du Dr Desjardins (pièce 1382), un rapport qui date de 2006, et l'interrogatoire principal a commencé. Le Dr Desjardins a choisi de témoigner en français.

(Du côté de la partie demanderesse au procès, Michel Bélanger est l'avocat avec la plus longue expérience professionnelle, si on excepte Me Gordon Kugler, et il est celui dont la présence a été la plus assidue au procès depuis mars. Mais jusqu'à présent, Me Bélanger s'était cantonné dans un rôle d'observateur attentif, silencieux et souriant. Le grand gaillard a choisi une bonne occasion de se déplier les jambes en s'amenant sur le devant de la scène lundi. Les talents de vulgarisateur de Me Bélanger, dont votre serviteur a profité plus d'une fois ces deux dernières années, ont été mis à contribution hier matin, lorsqu'il lui a fallu rafraîchir la mémoire du juge Riordan sur les montants des réclamations par victime et sur certains détails du processus d'indemnisation d'une victime dans l'éventualité où le jugement final condamnerait les cigarettiers à des réparations. Me Bélanger a une longue pratique des recours collectifs.)

Dans l'après-midi de lundi, Me Jean-François Lehoux, défenseur de Rothmans, Benson & Hedges, a mené un contre-interrogatoire, qui s'est terminé ce matin (mardi). Sitôt après, son collègue François Grondin, avocat représentant JTI-Macdonald, a pris le relais très brièvement. Imperial Tobacco s'est abstenu de participer au contre-interrogatoire. Me Bélanger et le juge Riordan ont eu quelques questions supplémentaires.

Avant 9h45 mardi, après trois quarts d'heure de comparution, le Dr Desjardins a reçu son « billet de sortie » du tribunal. Il s'était préparé à une épreuve plus longue, et a tout de suite eu l'air rajeuni.

Les parties seront de retour devant le juge demain, pour entendre le témoignage du chimiste André Castonguay de la Faculté de pharmacie de l'Université Laval.


Cancer du poumon, MPOC, emphysème pulmonaire 

Lors de sa comparution, le pneumologue Desjardins a expliqué les moyens utilisés pour diagnostiquer un cancer du poumon et préciser la sorte précise : imagerie par rayons X ou par résonance magnétique, biopsies ou prélèvements de sécrétions, puis analyse. L'expert a aussi mentionné les soins prescrits : intervention chirurgicale, radiothérapie, chimiothérapie, ou, quand il n'y a plus rien d'autre à faire que d'atténuer la douleur, soins palliatifs. Tout cela se traduit pour les malades en séjours nombreux et pénibles en milieu hospitaliers.

Le médecin spécialiste a aussi précisé que les patients suivis par son service sont ceux atteints d'un cancer qui a d'abord touché le poumon (cancer primaire), et non les patients portant une tumeur au poumon résultant du cancer d'un autre organe et diffusé par le sang (cancer métastasique).  Dans ce second cas, les malades sont confiés à l'observation des hémato-oncologues.

Le cancer a semblé inspirer aux avocats et au juge une curiosité moins grande que la maladie pulmonaire obstructive chronique (MPOC).

Une partie du rapport d'expertise du Dr Desjardins et de son témoignage oral ont porté sur le lien entre le tabagisme et la MPOC, une pathologie caractérisée par la diminution du débit aérien d'un individu par rapport au maximum de ses capacités. Une personne atteinte prend plus de temps à se remplir et à se vider les poumons.

Or, ce n'est pas cette maladie qui est nommée dans la décision de février 2005 du juge Pierre Jasmin de la Cour supérieure du Québec qui a autorisé les recours collectifs contre les cigarettiers (l'autre recours collectif est celui des personnes dépendantes à la nicotine).

Dans le jugement Jasmin, il était plutôt question d'emphysème et de trois types de cancers. Idem dans la requête introductive d'instance (la demande formelle d'un procès) déposée quelques mois plus tard devant le système de justice par les cabinets juridiques Lauzon Bélanger Lespérance et De Grandpré Chait. (La requête des victimes de la dépendance à la nicotine avait été pilotée parallèlement par les cabinets Trudel & Johnston ainsi que Kugler Kandestin.)

diagramme de Venn cité dans le rapport du Dr Desjardins
L'emphysème, par comparaison avec la MPOC, consiste entre autres en une destruction graduelle des parois des alvéoles pulmonaires, qui sont le lieu même de l'entrée dans le sang de l'oxygène de l'air et de l'élimination du gaz carbonique.

Selon le rapport du Dr Desjardins, la très grande majorité des fumeurs victimes de MPOC sont atteints d'un certain type d'emphysème (le type centro-lobulaire). D'autres cas de MPOC sont causés par la bronchite chronique. Tout cela est parfois combiné à de l'asthme.

L'emphysème se manifeste notamment par une toux et une expectoration de mucus fréquentes, et sauf pour une personne dotée d'une capacité pulmonaire très au-dessus de la normale, par une diminution du débit aérien ressentie comme un essoufflement.  Les symptômes de la MPOC sont identiques. (Les zones 2 et 11 sur le schéma correspondent à un stade d'avancement de l'emphysème précédant l'obstruction graduelle des bronches.)

Chez les victimes de MPOC, la réduction du débit aérien progresse inexorablement avec les années et on peut la mesurer. Chez tous les fumeurs atteints par la MPOC, le fait de cesser de fumer ralentit cependant nettement cette détérioration des capacités respiratoires.
chronogramme reproduit dans le rapport du Dr Desjardins

Le Dr Desjardins propose d'estimer le degré d'atteinte à l'intégrité physique des fumeurs victimes d'emphysème à partir de mesures objectives utilisées pour connaître l'état d'avancement de la MPOC, la spirométrie. La spirométrie consiste en la mesure, avec l'aide d'appareils, des débits expiratoires forcés d'un sujet. Les variables essentielles sont la capacité vitale forcée, mesurée en demandant au sujet de s'emplir au maximum les poumons, et le volume expiratoire maximal dans la première seconde.

*

L'interrogatoire de Me Bélanger et le contre-interrogatoire par Me Lehoux ont permis au pneumologue Desjardins d'exprimer sa perplexité face à une critique de son rapport par le contre-expert de la défense, le Dr Sanford Barsky, de Reno au Nevada.

Le Dr Barsky a fait valoir (en 2010 !) que seulement une minorité des fumeurs sont atteints par le cancer du poumon et que d'autres personnes que des fumeurs sont atteintes par ce cancer. Le Dr Desjardins a semblé tiquer sur le mot « seulement » et a dit que l'importance relative du risque du tabagisme s'appréciait en comparant l'incidence du cancer du poumon (ou de n'importe quelle autre maladie) avec celle d'un groupe de contrôle, par exemple des personnes non exposées au facteur de risque. Il a dit que les remarques du Dr Barsky trahissaient une profonde méconnaissance de l'épidémiologie.

Avec persévérance et adresse, Me Lehoux a cherché à faire confirmer par le Dr Desjardins la nécessité qu'un pneumologue ou un pathologiste se mêle du processus pour déterminer le stade d'avancement de l'emphysème ou du cancer. Ce n'est sans doute pas un hasard si des cigarettiers, avant même le début du procès public, ont présenté plus d'une requête pour obtenir une ordonnance de soumettre un gros échantillon de fumeurs ou anciens fumeurs réclamant un dédommagement à un lourd processus d'examen de biographie médicale. L'expert en pneumologie a montré beaucoup de réticence. Il a notamment soutenu qu'il est relativement rare qu'une biopsie ou un prélèvement de secrétions bronchiques par un spécialiste ne confirme pas ce qu'une interrogation du patient et une simple radiographie avaient déjà laissé soupçonner.

Me Lehoux a aussi cherché auprès du Dr Desjardins à connaître la fréquence ou la régularité des appels à cesser de fumer lancés par les médecins à leurs patients.


**

Pour accéder aux jugements, aux pièces au dossier de la preuve ou à d'autres documents relatifs au procès contre les trois principaux cigarettiers canadiens, IL FAUT commencer par

1) aller sur le site des avocats des recours collectifs https://tobacco.asp.visard.ca/main.htm


2) puis cliquer sur la barre bleue Accès direct à l'information
3) puis revenir dans le blogue et cliquer sur les hyperliens au besoin,
ou
utiliser le moteur de recherche sur place, lequel permet d'entrer un mot-clef ou un nombre-clef et d'aboutir à un document ou à une sélection de documents.