jeudi 19 avril 2012

18e jour - 18 avril - 4 témoins, 3 parties, 2 langues, 1 rêve

La journée de mercredi a vu l’entrée en scène d’un quatrième témoin, Jean-Louis Mercier, dans l’après-midi, alors que le témoin du matin, Anthony Kalhok, devra revenir d’ici la fin du mois pour répondre aux questions de la troisième partie, le gouvernement du Canada, dans la poursuite en recours collectif contre les grands cigarettiers du marché canadien.

Pour la première fois depuis le 12 mars dans cette cause au palais de justice de Montréal, un interrogatoire, celui de M. Mercier, a eu lieu en français. (Michel Descôteaux avait demandé d’être interrogé en anglais, langue utilisée ensuite pour les témoins Ackman et Kahlok.)

Tout le monde caresse le rêve d’un procès dont le calendrier chargé des témoignages ne nécessiterait pas des rajustements au moins une fois par mois, mais vit dans un monde où la route vers la justice est parsemée de nids de poule, pour reprendre une métaphore qu’affectionne le juge Brian Riordan.

*

En début de matinée, l’ancien vice-président au marketing d’Imperial Tobacco, Anthony Kalhok a prêté son concours aux procureurs des recours collectifs Bruce Johnston et André Lespérance afin de mieux comprendre les liens entre différents documents examinés devant le tribunal, cela avant de les verser comme pièces au volumineux dossier de la preuve avec une numérotation aussi éclairante que possible.

Parfois, un document n’est qu’un court mémorandum auquel était originalement annexé un long rapport, d’autres fois un document est une lettre qui répond à une autre : les liens ne sautent pas toujours aux yeux.

La défense interroge Anthony Kalhok

Pour le compte d’Imperial Tobacco, Me Craig Lockwood a interrogé le témoin Kalhok, notamment pour savoir comment il qualifiait les relations que sa compagnie avait avec le gouvernement fédéral canadien.

« Très coopératives », a répondu le spécialiste du marketing.

Quand Me Lockwood a demandé un exemple, M. Kalhok a parlé de l’usage du mot « léger » sur les paquets d’une sous-marque précise de Player’s avec une teneur en goudron plus basse que les Matinée, une autre marque d’Imperial.

« J’ai invité le Dr Morrison [de Santé et Bien-être social Canada] à descendre à Montréal [d’Ottawa], et c’est ce qu’il a fait », relate Anthony Kalhok, qui affirme qu’après avoir écouté  des explications sur la démarche d’Imperial, le sous-ministre fédéral a dit d’aller de l’avant, qu’il ne voyait pas de problème.

Le sous-ministre Morrison est aujourd’hui décédé.  Malgré une objection de Me Maurice Régnier, qui défend l’intérêt du gouvernement du Canada, le juge a passé l’éponge sur cette petite portion de témoignage impossible à corroborer. 

Me Régnier s’est de nouveau objecté quand Me Lockwood a voulu que le témoin Kalhok compare les relations d’Imperial Tobacco et du gouvernement d’Ottawa avec les relations que d’autres filiales du groupe British American Tobacco avaient avec leur gouvernement national respectif.  (Le vice-président au marketing d’ITCL avait déjà fait la tournée mondiale des satellites de BAT au milieu des années 1970.)

Cette fois-là, le juge Riordan a lui-même demandé à Anthony Kalhok s’il avait déjà rencontré des fonctionnaires de ces gouvernements, et puisque la réponse était non (le témoin n’avait rencontré que des employés de compagnies de tabac), le juge a coupé court à l’interrogatoire sur ce thème.

Me Lockwood  a demandé à l’ancien spécialiste du marketing d’Imperial si sa compagnie avait déjà affirmé au public que les cigarettes «légeres» ou «douces» étaient plus saines.

« Non, pas en ces termes, a déclaré M. Kalhok.

Et le gouvernement ?, a dit l’avocat.

Kalhok : « Certainement dans la brochure produite par la division de la protection de la santé sous la direction du Dr Morrison.  Cette brochure  était très claire quant aux objectifs [pour les fumeurs] : si vous ne fumez pas, ne commencez pas; si vous êtes fumeur, arrêtez-vous; si vous ne pouvez pas arrêter, fumez moins; si ne pouvez pas fumer moins, fumez des cigarettes légères. »

De l’interrogatoire d’Anthony Kalhok est aussi ressorti que l’affichage des teneurs précises en goudron et en nicotine sur les paquets de cigarettes, imposé par le gouvernement, avait fini par faire le jeu des planificateurs du marketing en renforçant le positionnement des marques offertes comme légères ou douces aux fumeurs inquiets.

Étant donné cette histoire de brochure gouvernementale et la mise en cause du rôle de son client, Me Régnier a finalement affirmé à la Cour qu’il voulait poser des questions au témoin Kalhok, durant moins d’une demi-journée.

Plus tard dans la journée d’hier, le juge Riordan, qui a déclaré avoir apprécié l’attitude coopérative du témoin, s’en est remis à celui-ci, qui en était à sa deuxième journée supplémentaire de comparution, pour déterminer la journée précise de son retour devant le tribunal.

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Me Simon Potter, pour le compte de Rothmans Benson and Hedges, a pris le relais de Me Lockwood pour interroger Anthony Kalhok. 

Bien que Me Potter ait déjà représenté Imperial, lui et M.Kalhok, qui a quitté l’univers Imperial-Imasco en 1985 pour la brasserie Labatt et le lancement du Réseau des sports, ne s’était jamais rencontré avant ces derniers jours dans la salle d’audiences.

Par une série de questions bien tournées et amenées en rafale, Me Potter a obtenu des affirmations précises qu’il cherchait de la part du témoin : le but du marketing chez ITCL était de voler des parts de marché à la concurrence; ITCL ne concevait pas sa publicité pour s’adresser aux jeunes; la compagnie ne cherchait pas à dissuader les fumeurs d’arrêter de fumer; le vice-président du marketing n’a jamais pensé que la publicité transformait les non-fumeurs en fumeurs; l’écrasante majorité des études de marché utilisées au département de marketing n’influence pas la publicité.

Le défenseur de RBH a aussi demandé au témoin s’il avait eu connaissance que le code volontaire de conduite de l’industrie en matière de publicité avait été l’objet d’une plainte, et M. Kalhok a répondu que non.  Mais l’interrogateur n’a pas précisé si d’autres personnes que les compagnies de tabac pouvaient se plaindre d’une violation du code, à l’époque où M. Kalhok œuvrait dans l’industrie.

Comparution de Jean-Louis Mercier

Après la pause du midi, le procureur des recours collectifs Philippe H. Trudel a commencé l’interrogatoire de Jean-Louis Mercier, qui fut président et chef de la direction d’Imperial Tobacco de 1979 à 1993, après avoir commencé dans la compagnie comme commis-comptable en 1961 et avoir gravi les échelons, surtout du côté du contrôle des coûts de production. 

S’il y a très peu de poussière de tabac qui se perd dans les usines, c’est un peu le fait d’homme comme lui, a appris le tribunal.  Et si une usine ferme alors que la compagnie fait plus de profit que jamais, c’est parce le président trouve que c’est le moment opportun, a fait comprendre l’homme d’affaires à la retraite.  M. Mercier célébrera très bientôt ses 78 ans.

Mercier a dit que sous sa direction, la compagnie a accru son profit, et aussi sa part du marché.

En substance, Me Trudel lui a demandé pourquoi la compagnie ne recrutait pas de clients chez les non-fumeurs ?

Mercier : « Nous n’avons pas d’influence sur eux.

Me Trudel : Sur quoi vous vous basez ?

Mercier : On n’a pas de témoignage de gens qui ont commencé à cause de la publicité. »

Le témoin a parlé du rôle du comité de direction, et reconnu que ce comité approuvait le plan de marketing dans ses grandes lignes.  M. Mercier a aussi admis que le vice-président à la recherche et au développement, comme le v-p au marketing, se rapportait au président et au comité de direction.

L’ancien président d’Imperial a affirmé que la qualité des produits et des matières brutes faisait partie des sujets de préoccupations ou mandats des « R & D », mais pas des projets de recherche sur les effets des produits sur la santé.

Quand Me Trudel a voulu savoir pourquoi, Jean-Louis Mercier a dit, grosso modo, que c’était à cause de la peur instillée par les avocats de la compagnie qu’elle se fasse reprocher de faire de la recherche de mauvaise qualité, et par manque de ressources à l’époque.

M. Mercier a raconté qu’en 1972, « le Surgeon General  nous  avait donné des indications, une liste  d’éléments particulièrement indésirables ».  Nous.
Mercier a alors proposé à BAT de rechercher comment éliminer ces substances des produits de sa compagnie mais s’est heurté aux avocats, lesquels soutenaient qu’avec une pareille démarche, il y avait un risque de se faire dire que c’était une admission du caractère nocif de ces substances. 

Plus tard dans l’interrogatoire, Mercier a ajouté qu’il trouvait que la catégorisation en tant que substances nocives était celle des autorités, et a dit que la compagnie n’était pas dotée des ressources pour soutenir cette thèse ou la contredire.

À l’écoute du témoignage de l’ancien président d’Imperial Tobacco, il semble que le projet avec BAT soit tombé à l’eau mais que la compagnie canadienne ait acheté de l’équipement pour détecter les substances dans la fumée de tabac, et ait réalisé durant un bout de temps des recherches pour réduire la présence des « polluants ».

« L’argent n’était pas un obstacle », souligne M. Mercier, qui a vu dans les avis des autorités sanitaires une opportunité : si on peut réduire le taux de goudron et les autres éléments identifiés par le Surgeon General, faisons-le.

Jean-Louis Mercier a dit qu’ «avec le changement de pouvoir de 1984 » (à Ottawa), cela est tombé à l’eau.

Plus tard, et sans que le procureur des recours collectifs le questionne de près ou de loin sur la taxation du tabac, l’ancien président d’Imperial a accusé les taxes de l’ère Mulroney (1984-93)d’avoir fait baisser les ventes de cigarettes.

Le procureur Trudel a plusieurs fois interrogé M. Mercier sur les relations d’ITCL avec British American Tobacco (BAT), durant sa présidence, avant d’aboutir à la politique en matière de communication des conséquences sanitaires de l’usage du tabac.

L’ancien président a répondu qu’il n’avait pas de politique commune à ITCL, seulement des positions individuelles.

Me Trudel lui a alors demandé qu’elle était sa position personnelle.

« Ma position était que pour certains groupes de personnes, il y a un risque à consommer qui n’existe pas pour d’autres ».  Le « dilemme » consiste à les départager, selon M. Mercier.

Comme Roger Ackman, Jean-Louis Mercier ne se rappelle plus si une position sur la divulgation des risques de méfaits sanitaires avait été adoptée avant  que l’industrie décide d’apposer sur les paquets ses mises en garde « Éviter d’inhaler » et « Le danger croît avec l’usage », des mises en garde que M. Mercier a ridiculisée hier.

Comme Michel Descôteaux, Jean-Louis Mercier a attribué à quelqu’un du laboratoire d’Imperial son opinion (hypercritique) sur l’épidémiologie, qui était pourtant aussi celle de son prédécesseur Paul Paré dans une entrevue radiophonique en 1970.

Comme Ackman, Mercier se souvient d’un article du Reader’s Digest des années 1950 sur les méfaits du tabagisme.

Et pourtant, comme les témoins Descôteaux et Ackman, Mercier a dit que les méfaits sanitaires n’étaient pas un sujet de discussion ou un sujet de discussion fréquent dans l’entreprise.

C’est une chance que le procureur Trudel se soit intéressé aux vues de Jean-Louis Mercier en matière de santé à l’époque où il était président d’Imperial Tobacco, puisque ces vues paraissent singulièrement figées.

Mercier a fini par admettre que l’emphysème pouvait être causé par le tabac, mais pas au point de prévenir les consommateurs, « sinon on doit aussi le faire pour les ongles incarnés»…

Quand Me Trudel a voulu parler de maladies cardio-vasculaires, Mercier a commencé par parler de la masse corporelle d’un collègue et de son goût pour le steak, et ce n’était pas sur le ton de la plaisanterie.

Plus tard, plus prudemment, l’ancien président a dit que « notre position était que les consommateurs étaient prévenus par les avertissements sur les paquets et sur les annonces …»

Le procureur des recours collectifs a demandé si BAT faisait de la recherche sur les méfaits sanitaires du tabac, à défaut qu’ITCL en fasse. 

Jean-Louis Mercier a dit qu’il n’était pas au courant.

Avant de reposer sa question, Me Trudel a rappelé à l’ancien président que sa compagnie contribuait à financer le programme de recherche de BAT.

M. Mercier a tourné autour du pot pour dire qu’il ne s’en souvenait pas bien.

L’interrogatoire de Jean-Louis Mercier se poursuit ce jeudi.