mardi 13 mars 2012

1er jour - 12 mars - Les parties affichent leurs couleurs

En guise d’entrée en matière, évoquant ces guerres dont on sait quand elles commencent mais dont on ignore quand et comment elles finiront, le juge Brian Riordan s’est, avec une bienveillante ironie, montré hier heureux que commence enfin un procès dont on allait bientôt finir par croire ne jamais voir le début, et qu’il souhaite d’évidence présider jusqu’au bout.

Il faut dire que le procès qui a commencé hier en Cour supérieure du Québec oppose deux collectifs de présumées victimes des pratiques de l’industrie du tabac aux trois gros cigarettiers canadiens que sont Imperial Tobacco Canada (ITCL), Rothmans Benson and Hedges (RBH) et JTI-Macdonald (JTI-Mac), filiales respectives des géants British American Tobacco, Philip Morris International et Japan Tobacco International.

Il faut dire que la requête introductive d’instance pour le procès des deux recours collectifs jumelés, celui du Conseil québécois sur le tabac et la santé (CQTS) et de M. Jean-Yves Blais, et celui de Mme Cécilia Létourneau, avait été déposée en septembre 2005.

Par-dessus le marché, le procès met aussi en cause le gouvernement fédéral canadien, que certaines compagnies tiennent encore responsable des agissements qui leur sont reprochés par les deux collectifs de victimes, et qu’elles ont « appelé en garantie » … pour payer les pots cassés si elles perdent.

Cela fait du monde à la messe.  Et des milliards de dollars sont en cause.

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Le premier jour d’un procès devant un tribunal canadien présente certains points de ressemblance avec le début d’une session parlementaire. 

Dans nos parlements, à l’occasion d’un discours inaugural ou discours du Trône, le gouvernement annonce ses intentions de politiques et son programme législatif, ce que commentent les partis d’opposition.  La presse réserve ses grands titres à l’événement.

Hier, dans le corridor du 17e étage du palais de justice de Montréal, la presse a braqué ses microphones et ses caméras sur le directeur général du CQTS, ainsi que sur les membres des recours collectifs et sur des analystes qu’elle pouvait attraper, de même que sur les procureurs des cigarettiers poursuivis en justice. 

Tout de suite après et pendant ce temps, six avocats ont successivement pris la parole devant le tribunal et indiqué la direction générale qu’ils entendent suivre au cours des prochains mois.

La salle d’audience, où peuvent s’assoir une centaine de personnes était pleine.  Il y avait des experts d’organismes voués à la santé publique, des victimes du tabac, des cadres de l’industrie, des stagiaires en droit, des journalistes, et de simples curieux.

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Les deux avocats des recours collectifs, Bruce Johnston, du cabinet Trudel et Johnston, et André Lespérance, du cabinet Lauzon Bélanger Lespérance, ont réclamé que soit punie une industrie « qui estime qu’elle est au-dessus des lois ».  La partie demanderesse prétend avoir dans ses cartons 296 documents accablants qui prouvent le cynisme constant de l’industrie du tabac, laquelle n’a jamais admis volontairement que ses produits comportaient un risque pour la santé et pratique systématiquement un double discours.

Les avocats de la partie défenderesse, Suzanne Côté pour ITCL, Guy Pratte pour JTI-Mac et Simon Potter pour RBH, ont de leur côté prétendu que pour condamner leurs clientes, le tribunal ne pourra pas se contenter de répondre aux questions qu’a envisagées le juge Pierre Jasmin dans son jugement de février 2005 qui a autorisé les recours collectifs.   Dans la logique de la défense, les compagnies de tabac ne peuvent pas être tenues responsables de ce que des gens se mettent encore à fumer de nos jours puisque l’industrie se conforme à la réglementation qu’on lui impose et que les gens sont libres de leurs choix.  Par ailleurs, la prévalence du tabagisme continue de baisser.

Maurice Régnier, le procureur du gouvernement fédéral, a expliqué que ce dernier ne peut pas être tenu responsable des agissements passés ou présents des compagnies de tabac.  La Cour suprême du Canada a d’ailleurs mis le gouvernement fédéral hors de cause en juillet dernier.  Le gouvernement d’Ottawa ne conçoit pas, ne fabrique pas et ne vend pas de feuilles de tabac ou de produits du tabac.  Il n’a jamais donné de consigne aux cigarettiers sur la composition du mélange contenu dans les cigarettes, composition qui est au contraire un secret bien gardé par chacun des fabricants, a fait valoir Me Regnier.

Les paragraphes précédents ne donnent qu'un médiocre aperçu des savantes et par moment brillantes plaidoiries livrées à la Cour par les six avocats, mais nous aurons l'occasion de revenir sur plusieurs détails au cours des prochaines semaines.
Chose certaine, le juge Riordan ne risque pas de manquer de lectures et de stimulations intellectuelles.