mercredi 21 mars 2012

6e jour - mardi 20 mars - De neige et de contrebande

Il n’est pas toujours facile au quidam de distinguer ce qui est un comportement tactique des avocats et ce qui vient d’une indignation peut-être théâtrale mais fondée devant la possibilité que des jours de studieuse préparation puissent être ruinés par le versement ou non d’un document dans le dossier de la preuve.  Depuis le début du procès des cigarettiers, le juge Riordan a établi quelques règles à ce sujet, mais elles ne sont pas claires du premier coup pour tous les juristes, et il n’a peut-être pas fini d’en clarifier certaines.

Par ailleurs, plusieurs documents amenés devant la Cour par les procureurs des requérants, documents qui proviennent du stock fourni par les défenderesses, sont l’objet d’une réserve, à la suite d’objections des procureurs de la défense.  Au fil des prochains jours, semaines ou mois, selon la pertinence de chaque document dans le débat, le juge décidera s’il autorise leur inclusion comme pièces dans le dossier de la preuve. 

À la toute fin de la journée, et en guise de conclusion provisoire du match, mais avec le sourire, le juge a parlé de « la neige qu’on va pelleter devant nous ».  De la neige que ne feront pas fondre les températures estivales qui frappent le Québec ces jours-ci.
Veiller sur la taxation

Parmi les documents versés au dossier et désormais publics, il s’en trouve tout de même certains révélateurs d’un état d’esprit, que Me Johnston a examinés avec le témoin Michel Descôteaux ancien directeur des relations publiques d’Imperial Tobacco Canada Limited (ITCL). 

Ainsi, dans un document d’une dizaine de pages daté du 7 août 1995, adressé à un nouveau cadre, Mike Courtney, et préparé avec la collaboration de deux collègues, M. Descôteaux a écrit que la mission qu’ITCL se donne consiste à accroître sa part de marché, sans exclure de se mêler de ce qui pourrait faire s’accroître le marché dans son ensemble.  Descôteaux donnait comme exemples la politique de taxation du gouvernement, qui peut avoir ou non une influence sur la taille du marché, et les interdictions de fumer (en certains lieux), qui peuvent affecter le nombre de cigarettes fumées quotidiennement par un fumeur. 
L’ancien chef des relations publiques d’ITCL a aussi écrit à M. Courtney que « notre meilleure recherche montre que l’incidence de la taxation est marginale, au mieux » (traduction libre), sans préciser si cette démonstration est valide en général ou seulement dans la période qui a suivi immédiatement la baisse radicale de taxe survenue au Canada en février 1994.

Dans un mémorandum adressé au patron du Conseil canadien des fabricants de produits du tabac (CTMC), Jean-Louis Mercier, le 22 octobre 1987, M. Descôteaux avait cependant une tout autre appréciation des choses, s’inquiétant d’un projet d’argumentaire du CTMC où se trouverait contredit « notre argument bien connu et souvent répété que la taxation est le plus important facteur pris isolément à influencer la consommation » (traduction libre).

Dans un autre mémoire à Mercier, expédié le 17 mai 1991, Michel Descôteaux lui soumettait une ébauche de communiqué et un argumentaire questions-réponses en vue du lancement prochain d’un mouvement de protestation des fumeurs contre les taxes sur le tabac. 
Dans les papiers d’ITCL, il est question du « Boston Tea Party II », une allusion à ce moment symbolique de la Révolution américaine, en 1773, où des colons américains ont détruit des cargaisons de thé dans le port de Boston assujetties à une taxe que le Parlement de Londres avait imposée. 

L’opération de 1991 de l’industrie cigarettière qu’évoquait Michel Descôteaux a consisté à imprimer sur les paquets de cigarettes une sorte de formulaire de protestation de fumeurs contre les taxes sur le tabac.   Comme le carton était adressé au premier ministre fédéral, il a été expédié gratuitement par la Société canadienne des postes.  Lors de son interrogatoire par Me Johnston, l’ancien directeur des relations publiques d’ITCL a eu, pendant une seconde, du mal à dissimuler sa fierté devant la réussite de l’opération, affirmant que le premier ministre Chrétien avait reçu des millions (« zillions !» ) de cartons.
À chaque fois que le procureur des recours collectifs a mentionné le mot contrebande ou a paru s’approcher du sujet dans l’interrogatoire, les avocats des cigarettiers ont protesté avec vigueur, comme si leurs clients n’avaient pas déjà reconnu, lors d’ententes à l’amiable avec les pouvoirs publics en 2008 et 2011, leur coupable implication dans l’alimentation de la contrebande au début des années 1990.

Me Johnston a insisté pour dire qu’il est important de montrer que la contrebande a été utilisée comme argument anti-taxe dans le cadre d’une stratégie concertée des trois compagnies.
Prévenir les accusations

L’interrogatoire de Michel Descôteaux par Me Johnston a aussi porté sur le brouillon d’un Plan de relations publiques relatif aux litiges en responsabilité civile, daté de décembre 1988  et dont M. Descôteaux n’est pas l’auteur mais qu’il avait agrémenté de ses notes manuscrites. 

L’ancien directeur des relations publiques d’ITCL a déclaré ne pas se souvenir dudit plan, qu’il croit avoir été possiblement rédigé par un consultant.  Cependant, dans des documents internes postérieurs, en 1994 et 1995, Michel Descôteaux lui-même mentionne que les procès de fabricants en responsabilité civile sont un défi de premier ordre pour les relationnistes de la compagnie.